Alain Chartier

La Belle Dame sans mercy

[Paris, J. Hubert, c. 1529].
1 vol. (80 x 120 mm) de [32] p. [A-B8]. Maroquin rouge, triple filet d'encadrement sur les plats, écoinçons aux petits fers et médaillon central orné d'une rose, dos à nerfs orné, titre doré, filet sur les coupes, tranches dorées, dentelle intérieure (reliure signée de Bauzonnet-Trautz).

#30425
25 000 
Alain Chartier

La Belle Dame sans mercy

[Paris, J. Hubert, c. 1529].
L’une des pièces les plus emblématiques de l’amour courtois.

Le terme de rareté proverbiale n’est ici pas usurpé : il s’agit ni plus ni moins du seul exemplaire connu de cette rare édition - autrefois propriété de la collection Fairfax-Murray. Ce délice d’exemplaire a été soigneusement établi au XIX
e siècle par Bauzonnet.

Pourquoi, alors qu’il traitait d’un sujet familier des poètes lyriques depuis le XIIIe siècle – une femme vertueuse, belle mais inaccessible, indifférente à celui qui se meurt pour elle, le poème d’Alain Chartier eut un tel succès à la fois immédiat et durable ? « C’était tout simplement la première fois qu’on entendait parler si finement d’amour », nous dit Pierre Champion (Histoire poétique du quinzième siècle, Paris, É. Champion, 1923, t. I, p. 69), sans allusion linguistique ou politique telle qu’on pouvait en découvrir dans les autres oeuvres du genre, y compris chez Chaucer ou dans le Roman de la rose.

L’exégèse autour de La Belle Dame sans mercy est bel et bien unanime : bien au-delà du simple badinage, la pièce possède un style et une originalité unique, « notamment, les vers incisifs et concis que s’y renvoient l’Amant et sa Dame » n’ont d’égal que le sujet de ce long poème « où, pour la première fois peut-être, les droits de la femme en matière d’amour ont été vigoureusement défendus. » (A. Pagès, Romania, 1936, p. 481).

« Naguères chevauchant pensoye » : c’est par ces vers célèbres que débute le poème où se joue le drame de l’amant éconduit par une femme peu familière de l’amour courtois. Pour ces raisons et tout au long du XVe siècle le texte déclencha une vive polémique ; une jeune femme ne pouvait être libre de toute passion et devenir « sans Mercy ». Les femmes de la Cour, qui furent ses premières lectrices, ne semblèrent pas avoir été sensibles au sujet, au vu de la Lettre des Dames qu’elles adressèrent au poète, où elles lui promettent d’être « mort ou pris » : un scandale qui appela une réponse immédiate de sa part, sous la forme de deux autres poèmes, La Belle Dame qui eut mercy, puis La Complainte contre la mort de sa dame.

D’Alain Chartier, l’on sait peu de choses. Né à Bayeux aux alentours de 1385, il partit à la capitale pour étudier à l’Université de Paris où il n’obtint qu’un titre Maître ès-Arts et non de Docteur ; quant à sa prêtrise, elle eut peut-être lieu alors qu’il avait passé la quarantaine « pour des raisons où la vocation semble avoir eu peu de part […]. La précision a son importance, car elle permet de voir dans les poésies amoureuses de notre auteur autre chose qu’un dévergondage de personne ecclésiastique. » (R. Garapon, in Annales de Normandie, 1959).

Il est admis que Chartier a composé son poème à la fin de l’année 1424. Constitué de cent huitains de vers octosyllabiques, sur trois rimes, il représente après Le Livre des quatre dames, écrit au lendemain de la bataille d’Azincourt en 1416, le plus long des poèmes d’Alain Chartier et appartient à la quinzaine de pièces qu’il donne en français, laissant à la langue latine ses productions plus politiques, écrites lors- qu’il participait à d’importantes missions diplomatiques ou lorsqu’il était l’influent secrétaire du Dauphin, le futur Charles VII.

Sa Belle Dame sans mercy demeure sans conteste le poème courtois le plus célèbre du Moyen-Âge après l’incontournable Roman de la Rose ; et quelle qu’ait pu être la valeur de ses écrits latins et français en prose, ce fut La Belle Dame qui assura à Alain Chartier sa postérité comme auteur et poète de l’amour courtois ; avec Jean de Meung et François Villon, il reste l’un des rares auteurs médiévaux dont la renommée ait survécu jusqu’au milieu du XVIe siècle.

La renommée du texte dépassa même les frontières, puisque apparaissent vers 1450 des copies du texte traduit en anglais par Richard Ros, l’un des plus proches courtisans du roi Henri VI d’Angleterre, à la fois chevalier et poète : un sublime outrage, la plaie d’Azincourt n’étant pas refermée.

Copié et recopié tout au long des XVe et XVIe siècles, le poème fut contredit, désapprouvé, condamné, mais aussi parfois salué, ou à tout le moins cité et débattu :

on en connaît ainsi une cinquantaine de manuscrits qui ont permis sa transmission jusqu’à sa première impression en 1488. Dix ans plus tard, elle est intégrée dans l’édition des Fais d’Alain Chartier, imprimée pour Antoine Vérard en 1498. Individuellement, la pièce connaîtra seulement cinq autres éditions au XVIe siècle. Devant leur rareté, Tchemerzine ne peut même en décrire que quatre, là où Bechtel et l’Universal Short Title Catalogue (USTC)* en donnent six, publiées entre 1489 et 1530. Les cinq éditions du XVIe siècle ne se distinguent que par le nombre de pages ou la gravure qui figure sur la page de titre.

Le début d’un long cheminement, et ce jusqu’à l’époque moderne : un peu moins de quatre siècles plus tard, en plein romantisme, cette traduction, qui avait conservé son titre original en français, inspira John Keats dans l’écriture de sa fameuse ballade de 1819 The Beautiful Lady without Mercy.

«I saw pale kings and princes too,
Pale warriors, death-pale were they all; They cried-La Belle Dame sans Merci Thee hath in thrall»

[Les rois, les princes, les guerriers, tous pâles comme la mort lui crient : la belle dame sans merci te tient en esclavage.]

À ce titre, La Belle Dame sans mercy inspira les peintres les plus célèbres de la confrérie préraphaélite, les figures féminines fortes étant les sujets de presque toutes leurs oeuvres. Tout autant que les Salomé, Judith, Lilith et autres femmes castratrices, lesquelles ont toujours été à la fois attirantes et monstrueuses pour nombre d’artistes. Lointaine parente des sirènes d’Homère, elle se retrouve évidemment dans la Loreley de Heine (1824), inspirant celle d’Apollinaire (« Loreley », dans Alcools, en 1913). Jusqu’aux chanteurs modernes, puisque le poème de Keats a été repris notamment par Marianne Faithfull et Sting, et que Patti Smith a vu souvent son nom accolé au terme de Belle dame sans merci pour souligner son indépendance et sa liberté. Cinq siècles avant nous, Chartier ose affirmer que le pouvoir et la liberté – sinon la peur – « changent de camp », ou tout le moins que ces attributs peuvent être légitimement assumés par les femmes.

Cette édition n’est connue que par l’exemplaire que nous présentons. Renouard et Bechtel – les deux bibliographies de référence – ne citent l’édition que par cet exemplaire ; l’USTC ne peut en citer qu’un seul, dont il avait perdu la trace et donné d’après Renouard : c’est probablement celui-ci.

L’impression (du bois, des fleurons et du texte, en caractères gothiques) est celle de l’imprimeur parisien Julien Hubert : un délicieux bois gravé qui représente un homme et une femme dialoguant forme la page de titre. On ne connaît, de ce bois et de ce livre, que cette seule version, avec un privilège, daté du 27 août 1529.

Les autres éditions recensées par l’USTC sont les suivantes :

Lyon, 1488, trois exemplaires (BnF ; Bibliothèque Mazarine ; British Library) ; Paris, 1500, aucun exemplaire connu, cité par Brunet, I, p. 751 ;
Rouen, 1505, deux exemplaires (BnF ; Harvard : Houghton Library) ;
Lyon, 1515, un seul exemplaire (Yale University : Beinecke Library) ;

Paris, 1530, un seul exemplaire (collection privée).

Des bibliothèques Fairfax-Murray (Vente, Early French Books, Londres, 1961, n° 633, et étiquette d’inventaire), puis Jean Bourdel (Vente I, Paris, 2024, et ex-libris).

Bechtel, Catalogue des gothiques français 1476-1560, C-263 ; H. W. Davies, Catalogue of a collection of Early French Books in the Library of C. Fairfax Murray, Londres, 1961, t. II, p. 967-972, n° 633 (cet exemplaire) ; Renouard, Brigitte Moreau, Inventaire chronologique des éditions parisiennes du XVIe siècle, 1697 ; idem, pour le bois gravé d’Herbert, 105880 ; Tchemerzine-Scheler, II-314 ; USTC, 73209 ; Pettegree, Walsby and Wilkinson, French Vernacular Books, Books published in the French language before 1601, 12833 ; Piaget,

La Belle Dame sans mercy et les poésies lyriques, Droz, 1949.

* L’USTC (Universal Short Title Catalogue) est une bibliographie de toutes les éditions imprimées publiées au cours du premier âge de l’imprimerie, en Angleterre, en France, en Italie et dans toute autre partie du monde où l’impression à l’aide de caractères mobiles est connue. Développé au cours de plus de vingt-cinq années de recherche et d’analyse à l’université de St Andrews, l’USTC contient aujourd’hui des informations sur l’emplacement de plus de 6 millions d’exemplaires imprimés entre 1450 et 1700 : des références puisées dans plus de 9 000 bibliothèques dans le monde, mais aussi dans des musées, des archives et des collections privées. Une grande partie de ce matériel est fabuleusement rare : près d’un tiers de tous les documents répertoriés dans l’USTC ne subsistent aujourd’hui qu’en un ou deux exemplaires.

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