S.l.n.d. [Paris, 1975].
4 cahiers registres (200 x 300 mm) de 192, 198, 192 et 46 p., soit 628 f. (moins les défauts). Toile noire, dos lisse muet, sous emboîtage de Jean Luc Honegger.
Manuscrit autographe.
C’est dès l’hiver 1974 que Romain Gary décide de donner une voix à sa créature et propose à son petit-cousin, Paul Pavlowitch d’incarner Émile Ajar.
Paul Pavlowitch a trente-trois ans et représentera très bien le personnage physiquement. Il aime Gary, en a lu tous ses livres. Lecteur passionné, il connaît bien la littérature et écrit un peu. Le puzzle est construit. Gary vient d’achever La Tendresse des pierres qu’il a conçu selon le même rituel que les précédents à cette époque, dictant son texte au fur et à mesure à sa secrétaire Martine Carré – une des rares personnes dans le secret de la mystification d’Émile Ajar – et le recopiant ensuite au propre dans ces fameux cahiers de toile noire. Paul Pavlowitch le lit d’un trait, en une nuit. La machine Ajar se met en marche, au premier semestre 1975. Jusqu’à créer des faux papiers !
Michel Cournot, au Mercure de France, est emballé par le roman que cet Émile Ajar, qu’il n’a jamais rencontré, lui a fait parvenir, via un faux avocat, « Maître Bossat », un an après Gros-câlin. Il veut avoir quelques précisions concernant le roman et Romain Gary décide d’introduire sur la scène son petit-cousin, et organise un rendez-vous, à Genève. Pavlowitch joua le jeu à la perfection. « Sur une table basse, j’avais posé ‘mon’ manuscrit. On parla de tout et de rien (…) Je constatai qu’il connaissait parfaitement le texte […]. Non, à la réflexion dit-il, il n’y a rien qui cloche… Résultat : le manuscrit était revu et contrôlé par l’auteur, qui donnait carte blanche à l’éditeur pour la fabrication, l’illustration de couverture et le reste. On convint de reprendre contact à la fin de l’été » (Paul Pavlowitch, Tous immortels, p. 398). Du côté de Cournot, aucun doute sur cet Ajar auteur du livre : « Je n’ai pas hésité une seconde que c’était lui », racontera-t-il plus tard [Bona, 1987, p. 274].
Fin juillet, alors que le livre est sous presse, Gary débarque chez les Pavlowitch. Annie, la femme de Paul, vient de relire par hasard Adieu Gary Cooper : elle fait remarquer que La Tendresse des pierres est le titre d’un roman qu’écrivait Jess Donahue, la jeune héroïne d’Adieu Gary Cooper ! « Merde ! […] Tu es sûre ? Puis : c’est foutu ». Branle-bas de combat. Le livre a déjà été annoncé et tiré à 18 000 exemplaires. Les deux hommes filent à Cahors pour téléphoner en urgence à Cournot – il n’y a pas de téléphone dans le mas des Causses des Pavlowitch : « le coup de fil le plus théâtral et le plus facile de ma vie. Il comprit que j’y tenais, et me demanda de le rappeler le lendemain » (Tous immortels).
Les milliers d’exemplaires seront mis au pilon : les feuillets de titres sont recomposés, le titre est changé sur la couverture. Une nouvelle impression est lancée, décalée pour le mois d’août. Le dessin d’André François est conservé. « Quand l’éditeur l’avait appelé pour l’informer de ce changement, il avait seulement dit : ‘ça ira très bien’ ». (Hervé Le Tellier, Il faut aimer, MLM, p. 75). Le titre définitif semble avoir été trouvé par Cournot l’éditeur, d’après un passage du livre : « il ne faut pas pleurer, mon petit, c’est naturel que les vieux meurent. Tu as toute la vie devant toi » (Bona, p. 338-339) indiquant quant à lui que ce fut, pendant la fabrication, que le chef de fabrication au Mercure de France, « Gilbert Minnazoli […] trouve La Vie devant soi ». Le roman peut paraître en septembre. Dès le 17, Jacqueline Piatier annonce dans Le Monde « Le second exploit d’Émile Ajar » ; Max-Pol Fouchet, pour Le Point, évoque Voyage au bout de la nuit : « on n’a pas été plus loin dans l’horreur comique » et couvre le livre d’éloges. L’éditeur suggère une interview et propose Yvonne Baby du Monde. La rencontre aura lieu au Danemark, à la fin du mois, qui est publiée le 10 octobre. Émile Ajar est définitivement entré en scène. Les sélections pour les prix littéraires se succèdent : France-Soir annonce « Ajar sur deux tableaux ». Le 17 novembre, La Vie devant soi reçoit le prix Goncourt. Sollicité, Gary répond : « J’avais aimé Gros-Câlin… Je n’ai pas encore lu La Vie devant soi. Je ne crois pas que son auteur puisse préserver longtemps son anonymat. » Pseudo est alors déjà dans sa tête pour en dire davantage. Il se met au travail dès le 22 novembre et achève le premier jet, 237 pages, en douze jours.
Le manuscrit de La Vie devant soi, lui est soigneusement caché et tous les « éléments à charge » sont détruits.
Précieux manuscrit connu du texte, largement annoté et corrigé par son auteur réel, Romain Gary.
La version publiée sera enrichie de plusieurs références à l’islam et au judaïsme (voir Pléiade II, qui reprend des remarques de la thèse de Carine Perreur datant de 2010).
Cette version reste la seule version autographe connue, et antérieure à la publication, avec le titre princeps La Tendresse des pierres sur l’étiquette du premier cahier.
Le manuscrit est abondamment corrigé et raturé, avec quelques feuillets en défauts : p. 1-2, 45-48 (cahier 1) ; 51-52 (cahier 2) et 163-166, 177-178, 181-182 (cahier trois).
Un document en tous points exceptionnel.
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