Faut-il assassiner Françoise Sagan ?
Magnifique et important texte de Romain Gary, prenant, sur sept pages, la défense de Française Sagan.
" Faut-il assassiner Françoise Sagan ? Il est vrai que voilà bientôt quinze ans qu'on l'assassine. Et la raison est évidente. Malgré tous les coups de boutoir, le milieu social qu'elle incarne avec une aisance stupéfiante, et que reflète chaque page de son œuvre, se porte admirablement (…). Chez Françoise, pas trace d'auto-critique. Pas de contestation. Pas d'appel du pied à Castro, à Mao, à Che Guevara, ce qui vous permet de vous dédouaner sans rien changer à votre train de vie. Sagan travaille sans filet. Je ne connais pas d'œuvre plus fidèle à une certaine réalité sociale (…). J'ai toujours fui dans la vie tous les personnages de ce roman que j'ai si souvent rencontrés, mais à la lecture, leur compagnie devient hallucinante. FAUT-IL HAÏR SAGAN ? Oui, sans doute si vous êtes de ceux que met hors d'eux une société plus forte que sa propre mort, puisqu'elle ne cesse de renaître de ses cendres (…). Il y a de l'immortalité là-dedans. Si décadence il y a, le moins que l'on puisse dire, c'est que la décadence conserve. J'ADMIRE CETTE FEMME. J'admire son refus de céder à la terreur dans Les Lettres, cette terreur qui exige du romancier qu'il veuille changer le monde, qu'il se donne un alibi idéologique. Si le romancier est "bourgeois", on exige qu'il ait au moins la pudeur de se révolter, de faire mine de se haïr (…). Françoise est complètement dépourvue de "culpabilité" (…). Et encore un mot. Je ne saurai jamais si Françoise est une femme diaboliquement naturelle. Ou naturellement diabolique. Ou une toute petite fille qui se cache bien. Romain Gary ".
Ce texte n'a connu qu'une seule parution, dans le n° 1220 du magazine Elle du 5 mai 1969 (pp. 109-111).
Gary répond, à sa manière, aux nombreuses critique dont Sagan fait l'objet et profite de la parution, du dernier roman de Sagan, Un peu de soleil dans l'eau froide. 8eme roman de Françoise Sagan, alors âgée de 34 ans, elle le dédie à sa sœur, et il sera adapté au cinéma deux ans plus tard, en 1971 par Jacques Deray, sur un scénario de Sagan. Elle reprend ici la tradition de ses jolis titres inspirés de vers de poésie :
« Inconnue, elle était ma forme préférée,
Celle qui m’enlevait le souci d’être un homme,
Et je la vois et je la perds et je subis
Ma douleur, comme un peu de soleil dans l’eau froide »
emprûntés donc à Paul Eluard ("Vivre ici", in Capitale de la douleur, 1926). Elle avait déjà extrait de La Vie immédiate (1932), du même Eluard, le titre de son premier roman, Bonjour tristesse.
Le sujet ne pouvait qu'intéresser Gary, illustrant parfaitement le propos de Sagan, celui de « subir sa douleur », le roman abordant notamment le sujet de la dépression. Sagan, lors d'une Radioscopie avec Jacques Chancel, expliquera qu’elle a « voulu raconter l’histoire d’un homme qui est malheureux et qui tombe sur une femme qui l’aide à vivre, lui redonne le goût de vivre, et que lui-même finit par empêcher de vivre, en la faisant se détacher d’elle-même, de lui-même, de leur amour ».
Gary, à cette époque, est en disponibilité du ministère des Affaires étrangères et termine la rédaction de Chien blanc, récit autobiographique écrit dans le contexte de la lutte pour les droits civiques aux États-Unis dans les années 1967-1968 : " je me soûle d'indignation. C'est ainsi d'ailleurs que l'on devient écrivain ".



