Terre des hommes
Antoine de Saint-Exupéry

Terre des hommes

S.l.n.d. [1939].
1 page en 1 f. (210 x 270 mm) à l’encre noire et mine de plomb + 1 page 1/2 dact. en 2 f. (210 x 270 mm) sur papier pelure.

 

Manuscrit autographe de l’introduction du chapitre VIII, « Les hommes » – titre ajouté sur épreuves, seul figurant auparavant le chiffre « VIII » (Pléiade, I, p. 1057).

Il est accompagné de sa copie carbone, avec de nouvelles corrections autographes à l’encre noire.

Précieux manuscrit, avec plusieurs variantes et repentirs par rapport au texte imprimé. Le manuscrit fait notamment référence à Mermoz et Guillaumet (Saint-Exupéry inversant par ailleurs leur place entre le manuscrit et le tapuscrit, pour finalement supprimer ce passage dans la version éditée). La place accordée aux deux pionniers de l’Aéropostale, si chers amis de l’auteur, avait jusque-là été prépondérante dans Terre des hommes.

Ce manuscrit est ainsi beaucoup plus long que la version éditée ; il comprend plusieurs phrases et paragraphes qui ne seront pas gardés dans la version publiée, restés inédits et qui ne sont pas connus des variantes présentes dans l’édition de référence (Pléiade, I, Terre des hommes, Notes et variantes, p. 1056 et sq.).

Ce chapitre VIII est le dernier du livre. Intitulé « Les hommes », c’est bien à l’individu, quel qu’il soit, qu’il rend hommage : « Il semble à ces heures-là que l’on se découvre soi-même et que l’on devienne son propre ami. Plus rien ne saurait prévaloir contre un sentiment de plénitude qui satisfait en nous je ne sais quel besoin essentiel que nous ne nous connaissions pas. » Le présent manuscrit termine la section I du chapitre, juste avant l’important passage du front de Madrid. Saint-Exupéry tend vers l’universel : c’est la raison de la disparition de Guillaumet et Mermoz dans ce paragraphe, au profit d’une vision plus collective sur la condition humaine et sur les choix que chacun a à faire face dans des situations périlleuses.

Le manuscrit prend fin avec cette note : « Fin de la partie [VII] », ce qui signifie qu’à l’origine, Saint-Exupéry ne l’intègre pas encore dans le chapitre VIII « Les hommes », qu’il souhaite directement aborder par le récit du front de Carabancel. Finalement, ce long préambule lui servira d’introduction.

Voici ce passage inédit dans son intégralité :

« Tout au long de ce livre j’ai parlé de ceux-là qui avaient obéi, semble-t-il, à une vocation souveraine, qui avaient choisi le désert ou la ligne, comme d’autres eussent choisi le monastère, et vous les admirez peut-être d’avoir consenti tant de sacrifices. Il n’est point deux races d’hommes. Ce n’est pas Mermoz qui est admirable, ce n’est pas Guillaumet quand il risque sa vie pour quelques sacs de poste, mais bien la religion des sacs de poste puisqu’elle fonde des Guillaumet.

» Vous croyez aux vocations qui départagent les hommes. Les uns s’enferment dans leurs boutiques, d’autres, impérieusement, font leur chemin dans une direction nécessaire. Et l’Histoire, lue après coup, le laisse croire. Nous retrouvons en germe, dans l’enfance de celui-là, les mouvements qui expliquent sa destinée. Ce qui doit naître trouve sa voie. Mais je pense différemment. Celui-là n’était pas prédestiné. Les signes qui le marquaient, nous les retrouvions chez presque tous. La vocation, certes, aide l’honneur à se délivrer, mais il est également nécessaire de délivrer les vocations.

» Tous vous avez connu ces boutiquiers enfermés dans leur égoïsme, mais qui, au cours de quelque nuit de naufrage ou de quelque incendie, se sont révélés plus grands qu’eux-mêmes. Ils le savent bien ! Ils ne se trompent pas sur la qualité de leur plénitude : cet incendie restera la nuit de leur vie. Mais on ne peut, pour les aider à se trouver, favoriser les incendies, et, faute d’occasion et de délivrance, ils ne croient guère en l’homme qui est en eux.

J’ai trop parlé des nuits aériennes ou des nuits du désert. Ce sont là des occasions rares. Les hommes sont partout les mêmes, et je voudrais corriger mon récit. Je ne sors point de mon sujet si je raconte une nuit d’Espagne qui m’a instruit. Au cours de cette nuit-là j’ai côtoyé des hommes que rien n’avait prédestinés : ils exprimaient pourtant les mêmes besoins. C’était sur le front de Madrid, que je visitais en reporter. Je dînais, ce soir-là, au fond d’un abri souterrain, à la table d’un jeune capitaine. »

Le tapuscrit, joint, comprend quelques corrections de forme. La version finale, publiée en tête du chapitre VIII, sera celle-ci :

« Tout au long de ce livre j’ai cité quelques-uns de ceux qui ont obéi, semble-t-il, à une vocation souveraine, qui ont choisi le désert ou la ligne, comme d’autres eussent choisi le monastère ; mais j’ai trahi mon but si j’ai paru vous engager à admirer d’abord les hommes. Ce qui est admirable d’abord, c’est le terrain qui les a fondés.

Les vocations sans doute jouent un rôle. Les uns s’enferment dans leurs boutiques. D’autres font leur chemin, impérieusement, dans une direction nécessaire : nous retrouvons en germe dans l’histoire de leur enfance les élans qui expliqueront leur destinée. Mais l’Histoire, lue après coup, fait illusion. Ces élans-là nous les retrouverions chez presque tous. Nous avons tous connu des boutiquiers qui, au cours de quelque nuit de naufrage ou d’incendie, se sont révélés plus grands qu’eux-mêmes. Ils ne se méprennent point sur la qualité de leur plénitude : cet incendie restera la nuit de leur vie. Mais, faute d’occasions nouvelles, faute de terrain favorable, faute de religion exigeante, ils se sont rendormis sans avoir cru en leur propre grandeur. Certes les vocations aident l’homme à se délivrer : mais il est également nécessaire de délivrer les vocations.

Nuits aériennes, nuits du désert… ce sont là des occasions rares, qui ne s’offrent pas à tous les hommes. Et cependant, quand les circonstances les animent, ils montrent tous les mêmes besoins. Je ne m’écarte point de mon sujet si je raconte une nuit d’Espagne qui, là-dessus, m’a instruit. J’ai trop parlé de quelques-uns et j’aimerais parler de tous.

C’était sur le front de Madrid que je visitais en reporter. Je dînais ce soir-là au fond d’un abri souterrain, à la table d’un jeune capitaine. »

Cette version, inédite, est d’importance puisqu’elle permet d’encore mieux introduire le questionnement profond qui occupe Saint-Exupéry au moment de terminer son livre : pourquoi les hommes agissent-ils ainsi, avec bravoure, et parfois avec peur, et pourquoi se transcendent-ils ? Saint-Exupéry s’interroge sur la « vocation » des hommes, leur part déterminée et celle, plus hasardeuse, des circonstances qui permettent l’action. Comme une conclusion avant l’heure, Saint-Exupéry l’annonce : « J’ai trop parlé des nuits aériennes ou des nuits du désert. Ce sont là des occasions rares. Les hommes sont partout les mêmes, et je voudrais corriger mon récit. Je ne sors point de mon sujet si je raconte une nuit d’Espagne qui m’a instruit », conclut-il ici. Ce préambule introduit « le thème essentiel du chapitre, et même du livre tout entier : les hommes deviennent des hommes lorsqu’ils obéissent à une vocation souveraine, qui peut se développer dans un terrain favorable : c’est la “terre des hommes” qui les fait naître à la vie, car tous les hommes ont en réalité les mêmes besoins » (Œuvres, I, Pléiade, notes du chapitre VIII, p. 1059).

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