Pei-King (des presses de Pei T’ang), 1912.
1 vol. (140 x 290 mm) de 102 p., imprimées d’un seul coté : une couverture, faite de deux ais de bois de camphrier et maintenue par deux rubans de soie jaune enserre une unique feuille de papier impérial de Corée pliée en accordéon et imprimée d’un seul côté.
Édition originale non mise dans le commerce et imprimée aux frais de l’auteur, tirées sur les Presses lazaristes du Pei-t’ang (Beitang), à Pékin.
Un des 81 premiers exemplaires sur papier impérial de Corée, « dont aucun n’est commis à la vente », avant environ 200 exemplaires sur papier vélin parcheminé (après 2 exemplaires sur Chine, 2 sur Japon et un de passe, dont aucun de ces cinq est numéroté). Ce nombre de 81 est soigneusement choisi puisqu’il correspond au nombre sacré (9 x 9) des dalles de la troisième terrasse au Temple du Ciel à Pékin. Le format est un modèle réduit exactement proportionné de la stèle nestorienne de Si-ngan- fou.
Ces 81 exemplaires étaient destinés à être distribués à ses proches ou aux personnalités qu’il souhaitait honorer. Nous en avons recensé 24 exemplaires à ce jour : ceux de Paul Claudel (à qui Stèles est dédié), Remy de Gourmont, André Gide, Pierre Loti, Claude Farrère, Claude Debussy, Yvonne Segalen, Natalie Clifford Barney, Édouard Chavannes, Jean Lartigue, Docteur Poupelain, Docteur Robin, Pierre Bons d’Anty, Élémir Bourges, Jules de Gaultier, Auguste Gilbert de Voisins, Edmond Jaloux, Georges-Daniel de Monfreid, Albert de Pouvourville, Saint-Pol-Roux et Jessé-Curély. Yvonne Segalen, plus tardivement, en offrira un à André Malraux, et un autre à Antoine de Saint-Exupery.
Notre exemplaire est celui que Segalen transporte, depuis la Chine, à son futur éditeur français, Georges Crès.
Segalen arrive à Paris par le Transsibérien le 22 juillet 1913 et repart pour la Chine le 17 octobre de la même année ; la rencontre a lieu en septembre – grâce à l’intermédiaire de Remy de Gourmont : « Pour la première fois je sors de chez un éditeur non pas enragé, mais enthousiaste. D’un mot, tout ce que je voudrai – il accepterait d’ailleurs un volume sur les raclures d’ongles si je le lui imposais. Il me considère comme un des « grands types » à venir, et surtout » ne lésine pas dans les arrangements à l’amiable. » (in Lettre à Yvonne, restée en Chine, de septembre 1913). Ce passionné du livre, enthousiasmé par le volume que Victor Segalen lui présente, propose alors au poète de diriger une collection dite « coréenne », conçue selon la bibliophilie chinoise dont Stèles serait le premier titre. Elle n’en comprendra que trois : Stèles de Segalen (pour la seconde édition), Connaissances de l’Est de Paul Claudel et Histoire d’Aladin et de la lampe magique de Mardrus.
Segalen lui offre, dans une dédicace parlante qui fait écho à leur future collaboration, l’exemplaire n° 65.
Envoi signé : ” à George (sic) Crès, Maître éditeur aux Pays Barbares d’Occident des futures bibliophilies Coréennes – Victor Segalen, Paris, Sept. [19]13 “.
“Georges Crès est né avec la passion du livre : « Lire comme on s’intoxique, sans discernement, sans directive ». Il fut employé à 13 ans comme commis libraire à la librairie d’Augustin Challamel, et avait pour principale mission d’aller chercher chez les éditeurs les « rassortiments ». Il y apprit pendant dix-sept ans en parfait autodidacte le métier d’éditeur. À l’âge de 18 ans, il collabore et publie quelques articles au Mercure de France sous le pseudonyme de Jean Serc. En 1908, soucieux de procurer à un public assez vaste de lettrés, mais aux moyens limités, des éditions d’œuvres convenables, bien imprimées, sur un papier solide, il a l’idée de créer la collection « Les Maîtres du livre » en collaboration avec Van Bever. Ainsi, en se spécialisant dans l’édition bibliophilique de beaux livres « luxe bon marché » de quelques chefs d’œuvre de la littérature, véritable succès à l’époque, naquit l’aventure éditoriale de Georges Crès. Il fonda en 1913 une première maison d’édition Crès & Cie, puis en 1918 une nouvelle société sous la dénomination Éditions G. Crès et Cie qu’il dirigea à titre, entre autres, d’administrateur délégué. Il voulait faire de sa maison d’édition un carrefour d’idées, et son catalogue fut une floraison impressionnante de livres, qui se diversifia en publiant entre autres des monographies ainsi que des études générales sur l’art, des collections « Théâtre d’Art », « Bibliothèque de l’Académie Goncourt ». Entre temps, en juillet 1916, il fonde et ouvre à l’instigation du ministère français des Affaires Etrangères, la première librairie française à Zurich « Les Éditions françaises », puis à Berne, instrument de propagande (sorte de foyer pour les lettres et l’art français). ” (in Présentation du fonds Georges Crès, IMEC).
L’exemplaire porte bien les trois sceaux comme il se doit (certains exemplaires n’en détiennent que deux), en ouverture et en fin de volume : trois sceaux « rouge-cinabre » appliqués à la main : le premier reprend le titre, « 古今碑録 », soit, selon la traduction de Victor Segalen, « Recueil de stèles anciennes et quotidiennes ». Le second, « 秘 園 之 印 », se traduit par « sceau de Mi Yuan », « Mi Yuan » signifiant « Jardin mystérieux », nom de lettré que Victor Segalen réservait aux intimes. Le troisième, reprenant l’épigraphe de la première stèle du recueil, « 無 朝 心 宣 年 », se traduit par « Promulgation intime de l’ère Wu-chao », « Wu-chao » signifiant littéralement « sans dynastie ».
Les épreuves, corrigées entre mai et juin 1912, témoignent du soin accordé par Victor Segalen au visuel, pointant “le vide désagréable”, pesant majuscules et minuscules, s’essayant à l’art calligraphique et s’appliquant dans l’apposition des sceaux qui ouvrent et clôturent le volume. « Une vision de la Chine » et une œuvre littéraire française capitale du xxe siècle : Segalen, qui avait débuté l’étude du chinois en 1908, séjourna trois fois en Chine : comme explorateur et médecin de 1909 à 1913, et dans le cadre de missions archéologiques en 1913-1914 et en 1917.
L’édition française que Crès donnera un an plus tard sera augmentée de 16 poèmes nouveaux et d’une postface de Segalen, intitulée « Justification de l’édition » ; la diffusion sera élargie vers un plus large public avec une édition portées à 640 exemplaires numérotés, dans le respect des strictes conditions souhaitée par Segalen quant aux papiers et techniques de pliage et de présentation, qui continueront de faire de Stèles un livre-objet tout à fait spectaculaire. Sur le même modèle, Crès publiera en 1916 Peintures de Segalen. Le fonds de l’IMEC présente un exemplaire sur grand papier de Tribut coréen, imprimé pour Georges Crès et dédicacé par Segalen.
C’est en 1862 que l’évêque de Pékin, Louis-Gabriel Delaplace, fit l’acquisition d’une presse à bras pour la publication des documents utiles à son ministère apostolique. Une imprimerie existait néanmoins déjà sur place, depuis l’ancienne Mission de Pékin des Pères jésuites, qui avaient fait graver sur planches quelques ouvrages de piété, mais qui ne convenait qu’à l’impression de caractères chinois gravés sur bois.
Le besoin d’une véritable imprimerie avec caractères mobiles se faisait d’autant plus sentir que les deux grandes villes de Pékin et de Tientsin en étaient totalement dépourvues. Mgr Delaplace demanda à Paris et obtint deux frères coadjuteurs qui devaient s’occuper exclusivement de l’imprimerie : le frère Auguste Maes, aussitôt sa désignation connue, alla se preparer à son nouvel emploi en travaillant dans l’imprimerie parisienne Chamerol, avant d’arriver à Pékin le 14 mars 1878. L l’imprimerie prit son essor grâce à ce religieux énergique qui, durant près de cinquante ans, la dota de nouvelles presses et la développa jusqu’à employer une cinquantaine d’ouvriers. Maes dirigera l’atelier jusqu’en juin 1932. Le prêtre Aymard-Bernard Duvigneau prendra sa suite pour mener l’imprimerie des Lazaristes pendant encore plusieurs décennies.
Stèles est le fruit du choc éprouvé par Segalen lors de sa première expédition en Chine en compagnie d’Auguste Gilbert de Voisins ; le recueil regroupe près de 150 poèmes en prose, avec des épigraphes en calligraphie classique. Dans une lettre adressée à son compagnon de route, le poète explique sa démarche : “Cette édition, avec ses caractères chinois gravés sur bois constituera je crois une nouveauté bibliophilique, car ce n’est pas une plaquette européenne décorée à la chinoise, mais un essai de tirage et de composition dans lequel la bibliophilie chinoise a une part équivalente aux lois du livre européen .”
Ainsi, Segalen emprunte à la tradition chinoise le pliage en accordéon et la reliure spécifique des recueils d’estampes faite de deux planchettes de bois de camphrier maintenues par des cordons de soie. Le papier avait choisi par le couple : Yvonne Segalen se souviendrait auprès de sa fille : « Ce papier de Corée venait bien de Corée. Nous avions acheté les premières feuilles à Pékin pour coller l’hiver au treillage de la classique maison chinoise et ton père avait été frappé de la beauté de ce papier » (Victor Segalen, Correspondance, Paris, Fayard, 2004, t. I, p. 1263). Le format de la page est inspiré des proportions des stèles, ces monuments lapidaires dressés dans la campagne chinoise, au bord des routes, dans les cours des temples, devant les tombeaux : des pages monolithes vantant les vertus d’un défunt, relatant des faits, énonçant des édits ou des résolutions pieuses. S’en suit un ouvrage alors unique, d’une mise en page non seulement subtile mais d’une incomparable autorité : une des oeuvres phares de la poésie naissante du XXe siècle, “un genre littéraire nouveau” selon les voeux de l’auteur. Une longue ode poétique qui s’égrène sur une feuille unique en accordéon, anopisthographe : la stèle n’a pas d’envers.
L’exposition En français dans le texte (Paris, 1990, nº 340) ne dit pas autre chose : “en même temps qu’il écrit sa première stèle, le 24 septembre 1910, Segalen commence à rédiger l’admirable texte préliminaire en s’arrangeant ‘pour que tout mot soit double et retentisse profondément’. Il compose ainsi un très lucide art poétique et, par la formule ‘jour de connaissance au fond de soi’, se rattache à la famille des poètes pour qui la poésie est moyen de connaissance et tentative pour forcer les portes du monde.” Stèles s’est depuis imposé depuis comme un des recueils importants du XXe siècle, en marge des mouvements dominants comme le surréalisme, et dans la veine orientaliste de poètes comme Saint-John Perse (Anabase, Amitiés du Prince), Paul Claudel (Connaissance de l’Est) ou Henri Michaux (Un barbare en Asie).
Bel exemplaire, sous ses deux ais de bois originaux ainsi que leurs cordons, intacts.
Récits du monde, Imec, 2018 ; Segalen, Correspondance, Fayard, 2004.