Parlerme, 1949
Albert Camus, René Char

Parlerme, 1949

[Domaine de Palerme, L’Isle-sur-Sorgue, [entre le 7 et le 10 septembre 1949]

Le précieux tirage original d’une des plus célèbres photographies représentant Albert Camus, aux côtés de René Char.
Ce fut la seule occasion, malgré leurs multiples rencontres, où les deux hommes sont photographiés ensemble. C’est Nicole Chaperon, une cousine germaine de Francine, l’épouse d’Albert Camus, qui appuie sur la détente de l’appareil-photo.

 

Note autographe au verso :

« R.C. et Albert Camus / L’Isle. Sept. 1949 »,
de la main de René Char.

 

Lorsqu’Albert Camus fait la connaissance de René Char – à distance d’abord –, très vite, entre les deux hommes, passe la preuve muette de l’entente : nous sommes au second semestre de 1945, au sortir de la guerre, et le regard qu’ils portent sur leur époque va les rapprocher dans une amitié indéfectible. Gaston Gallimard vient de confier à Camus la direction de la collection « Espoir » et l’écrivain souhaite y voir publier les Feuillets d’Hypnos, tandis que René Char lui écrit tout le bien qu’il pense de sa pièce Caligula, qui développe le thème de la violence et de la démesure. De Camus, Char avait lu quelques articles dans Combat : « j’en aimais le timbre et la probité. À cela se bornait ma connaissance » (postface à La Postérité du soleil). Pour eux deux, l’œuvre et l’engagement humain seront intimement liés : « dans nos ténèbres, il n’y a pas une place pour la Beauté. Toute la place est pour la beauté », lit Camus dans les Feuillets d’Hypnos. Il se retrouve dans ces mots qui traduisent bien sa préoccupation à la même époque, et qui restera constante : « Oui, il y a la beauté et il y a les humiliés. Quelles que soient les difficultés de l’entreprise, je voudrais n’être jamais infidèle ni à l’une ni aux autres », écrira-t-il encore des années plus tard dans L’Été.

 

Dans les moments de doute, « il faut bien s’appuyer sur l’ami, quand il sait et comprend, et qu’il marche lui-même du même pas » : les deux hommes entament une correspondance dès le début de l’année 1946 ; une première lettre de Char, du 1er mars, exprime d’entrée son souhait « d’une occasion qui nous permettrait de nous rencontrer. J’aurais plaisir à vous dire mon accord total avec Caligula outre la sympathie que j’éprouve pour vous ». La rencontre, furtive, aura lieu quelques jours plus tard, avant que Camus ne parte pour un long voyage aux Etats-Unis (du 10 au 21 juin 1946 – le seul qu’il ait fait là-bas). Dès son retour, il se remet au travail pour terminer La Peste, en chantier depuis plusieurs années. Il met un point final au manuscrit le 20 août, au château des Brefs, la demeure familiale en Loire-Atlantique d’Yvonne Dorigny-Gallimard, la mère de Michel, lequel, avec sa femme Janine Thomasset, sont les plus proches amis d’Albert Camus, qui les surnomment « mes Urbi et Orbi ».

 

La rentrée va constituer un moment important dans la relation Camus–Char : Albert Camus répond à l’invitation de Char en Provence, fin septembre, au cours d’un voyage avec Jules Roy et Jean Amrouche pour rendre visite à Henri Bosco. Il y découvre « … le plus beau pays du monde : Lourmarin, un petit village du Vaucluse à 60 km d’Avignon. » (lettre à Patricia Blake du 3 octobre) ; « Lourmarin. Premier soir après tant d’années. La première étoile au-dessus du Lubéron, l’énorme silence, le cyprès dont l’extrémité frissonne au fond de ma fatigue. Pays solennel et austère, malgré sa beauté bouleversante » (Carnets). Dès son retour, Camus manifeste à Char l’envie de s’installer en Provence. Il questionne, cherche, sollicite aussi Jean Grenier à ce sujet, et René Char encore davantage. « Le pays de France que je préfère est le vôtre, et plus particulièrement le pied du Luberon, la montagne de Lure, Lauris, Lourmarin (…) Je voudrais acheter une maison dans ce pays. Pouvez-vous m’aider ? ». Mais le Luberon est déjà, même pour un auteur comme Camus, une région chère, et inabordable. C’est à l’été suivant, enfin, que les deux hommes vont se rencontrer « pour de bon » en Provence : « nous nous rencontrâmes dans un vieil hôtel d’Avignon […]. J’avais là plusieurs camarades. Je présentai Camus à chacun, et tout de suite il fut de plain-pied avec eux […] » (in Naissance et jour levant d’une amitié). Le récit de Char abandonne assez vite le personnage du romancier pour lui préférer l’homme – dont il fait ressortir surtout les qualités d’échange et de dialogue – et concourt à l’inscription de Camus dans « son pays » de L’Isle-sur-Sorgue, évoquant la proximité de ces paysages avec ceux de l’Algérie.

 

Ce n’est que grâce au prix Nobel, obtenu en décembre 1957, qu’il pourra enfin s’offrir, l’année suivante, une ancienne magnanerie (ferme où l’on élève les vers à soie), dans le lieu rêvé depuis dix ans, Lourmarin.

Entretemps, plus de 150 lettres (192 au total, plus quelques billets épars) se seront échangées ; auxquelles s’ajoutent de nombreuses dédicaces de l’un à l’autre, « frères de planète », Camus lui dédiant le volume Actuelles I, qui regroupe en 1950 les éditoriaux de Combat écrits entre 1944 et 1948 : une décision emblématique tant les deux auteurs auront placé, au moment de la Libération, un immense espoir dans les forces issues de la Résistance.

 

 

Le lieu : le domaine de Palerme.

 

En Provence, lors du séjour inaugural, Camus séjourne à l’hôtel ou chez Georges Combaluzier, dans une demeure qu’il lui loue sur les hauteurs, sous les dentelles de Montmirail, avant de prendre l’habitude de louer une demeure que René Char lui conseille : le domaine de Palerne, une vaste maison en dehors de l’Isle-sur-Sorgue, construite au milieu de prairies et non loin d’une petite colline, « Le Bosquet », sur laquelle vécut pendant des années Toquebiol, l’un des « transparents » chers au cœur de René Char. Albert Camus, seul ou avec Francine Camus, louera le domaine à plusieurs reprises – dont au moins trois étés complets. Le lieu doit son nom au Duc de Palerne, trésorier du Pape, qui fit construire la bastide en 1736 pour en faire sa résidence de campagne, à moins de 2 km de son hôtel particulier, niché au cœur de la cité de L’Isle-sur-Sorgue. Selon Char, toujours dans sa postface à La Postérité du Soleil, « le nom peu facile à prononcer et tendant à s’escamoter, fut remplacé par le m plus dur et méditerranéen ». Palerne devint ainsi Palerme.

 

La première arrivée a lieu en juillet 1948, où Camus arrive le 25 juillet. Il y restera tout l’été et ne regagnera Paris que le 10 septembre, où il rentrera avec Maria Casarès et son père. Une intense correspondance a lieu cet été, entre plusieurs visites de René Char. Le domaine sera à nouveau loué tout l’été suivant : Francine y passera un été complet en 1949, alors que Camus est en Amérique du Sud, en compagnie de sa mère Fernande Faure, et d’une cousine germaine, Nicole Chaperon, jeune étudiante en lettres à Alger. Toutes trois découvriront le Vaucluse cet été-là et assistent aux dernières corrections des Matinaux, que Char enverra à Gaston Gallimard début octobre. Camus rentre d’Amérique du Sud début septembre et descend immédiatement, le 6, dans le Vaucluse. Il ne reste qu’un jour ou deux à Palerme car il doit regagner Paris avec toute la famille, avant de partir ensuite au Panelier, où il doit terminer la rédaction des Justes. Char lui écrira, le 4 octobre, qu’il « était triste de [le] voir partir si vite ». C’est néanmoins dans ce court laps de temps de deux jours que seront prises, en deux instantanés, à quelques secondes d’écart, les deux seules photographies des deux amis ensemble, en tenue décontractée. C’est Nicole Chaperon qui déclenchera l’appareil.

 

Le couple Camus louera une dernière fois le domaine en 1956, avec les enfants : d’abord en mars, et c’est pendant ce séjour qu’il travaillera à l’adaptation du roman de William Faulkner, Requiem pour une nonne ; puis pendant l’été, à partir du 12 juillet. Séjour important pour Camus, puisque sa mère y passera également une partie du mois de juillet en leur compagnie. Son dernier séjour en métropole.

 

La photographie fut sans doute développée à Paris, une fois que Nicole Chaperon aura regagné la capitale avec sa cousine Francine.
Camus conserve l’un des clichés, l’autre est offert à René Char, qui y porte la note autographe au verso.

 

Ce « portrait d’été » sera par la suite abondamment reproduit, au gré des publications diverses ; il figure notamment en frontispice de l’édition de la correspondance entre les deux hommes (Paris, Gallimard, 2007) et servira de couverture pour l’édition Folio de 2017.

 

Ce cliché original aura également été exposé – pour la première et unique fois  à ce jour – lors de l’exposition du centenaire de 2013, à Lourmarin (De Tipasa à Lourmarin, 2013, n° 188 [reproduit]). Il sera à cette occasion utilisé en frontispice pour le tiré à part de Naissance et jour levant d’une amitié, imprimé à 100 exemplaires.

Un document iconographique exceptionnel et le seul tirage d’époque de ce cliché historique, ayant appartenu au protagoniste et comparse d’Albert Camus, René Char. 

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