Paris, 6 janvier [1956].
1 page en 1 f. (225 x 280 mm). Signée en fin.
Lettre à Bernard Quilliet : Georges Perec et une “soirée de musique enregistrée”.
Aux sources des Souvenirs d’enfance.
“Cher Bernard, Si ça te chante, Mardi 10 à partir de 21 heures, j’organise (cela est peut-être un bien grand mot !) un ‘concert de musique enregistrée. C’est avec plaisir que je t’y verrais’. […]”.
Au début des années 50, Georges Perec fut un amateur averti et passionné de jazz, mais aussi de musique classique, qu’il découvre chez ses parents adoptifs et grâce à sa cousine, Ela, qui joue du piano. Au point qu’il organise, dans sa première année universitaire, plusieurs soirées de “musique enregistrée” pour faire découvrir à ses amis les compositeurs qu’il aime. Il convie ici son ex-condisciple d’Hypokhâgne, Bernard Quilliet, à l’y rejoindre, le mardi 10 janvier 1956, dans la petite chambre de bonne qu’il occupe au dessus de l’appartement familial.
Au programme, ” Schonberg : Verklarte Nacht [et] Pierrot Lunaire ; Berg : Wozzeck [et] concerto pour violon ‘à la mémoire d’un ange’ “.
Deux compositeurs importants pour Perec, qui ne le quitteront jamais dans sa vie de mélomane. 25 ans plus tard, dans un long entretien avec Claude Maupomé (in “Musique et image, Comment l’entendez-vous”, France Musique, 1980), Perec expliquera son rapport à la musique classique, évoquant Schönberg ou Berg, – qu’il regrette, pour d’évidentes raisons, de n’avoir pu intégrer dans La Disparition ! -, à la différence de Mozart et de Dom Juan qu’il arrivera à intégrer en citant des passages en italiens du Commandeur – tronqué par Commandant – pour “satisfaire [s]es contraintes”. Perec ne sait pas lire la musique, mais il est un ” grand consommateur (…) Un de mes cousins m’avait fait découvrir Mahler, Verdi, Brahms (…) Il y a des musiques qui me donnent des sentiments d’éternité. Mon travail d’homme de lettres – un terme plus précis qu’écrivain ou romancier – fait que j’ai ensuite longtemps écouté FIP (…) qui agissait comme fond sonore. Une activité de loisir. Tous les soirs ou trois fois par jour ! “
Perec décrit toute l’importance de la musique dans son travail de mémoire, notamment quand il explique le processus de la rédaction et de la réalisation de Les Lieux d’une fugue, un court-métrage écrit et réalisé pour l’INA en 1976. L’histoire est simple : le 11 mai 1947 – il avait 11 ans et 2 mois -, le jeune Georges Perec fugue de l’appartement de David et Esther Bienenfeld, ses oncle et tante du 18 rue de l’Assomption chez lesquels il vit depuis 1945. Un épisode que l’écrivain avait gardé enfoui dans sa mémoire et qui lui revient tout d’un coup, des années plus tard, lors d’un passage par les Champs-Elysées, par ce petit square où se tenait un marché aux timbres et où il s’était posé pendant cette escapade. C’est d’abord un texte publié dans le recueil Je suis né, avant qu’il ne l’adapte en images : 41 minutes, en voix off, entièrement bercées par la musique des Kreislerianae de Schumann. ” Sans cette musique, le film n’aurait pas pu exister. Pour l’accompagner, je voulais une musique continue. Je voulais qu’elle est à faire avec moi alors j’ai choisi une musique que ma cousine répétait à l’époque de mes dix ans. Elle répétait les Kreislerianae, un morceau très difficile (…).”
Mais pour cette soirée du 6 janvier 1956, ce sera Berg et Schönberg. Et notamment la Nuit Transfigurée (Verklärte Nacht) de ce dernier, un sextuor à cordes composé en 1899. Œuvre de jeunesse (Schönberg a 25 ans) écrite en trois semaines, elle est considérée comme un sommet de la musique post-romantique, d’une grande intensité expressive qui répond parfaitement aux attentes du jeune homme de 20 ans qu’il est alors. Elles ne le quitteront jamais. ” Ce sont des musiques qui attendent des images, tout du moins des musiques sur lesquelles je voudrais mettre des images (…). Les rendre infiniment plus belles si les images étaient construites à partir d’elle (…). J’ai un ami qui a voulu appeler son film La Nuit transfigurée, mais le thème ne correspondait pas du tout – pour moi – à ce qui pouvait se passer ans cette musique. C’est quelque chose, je l’espère, qu’il me sera à nouveau donné : faire des films (…) Schönberg, je le verrais très volontiers pour un film policier. C’est un morceau hyper romantique, notamment un passage particulier, avec un claquement spécial des cordes (…) qui me bouleverse presque physiquement, un peu comme l’immense accord au moment où Wozzeck se noie, dans Berg (…). Une bonne partie de ces musiques post-romantiques, je les ai découvertes quand j’avais 18 ans, disons entre 16 et 20 ans ; elle sont liées à moi “.
Quant à Berg, signalons que Perec donnera en 1964 une nouvelle, co-écrite avec Jacques Lederec, qui lui sera consacrée : Wozzeck ou la méthode de l’apocalypse.
Perec profite ensuite de son invitation pour indiquer à son ami qu’il n’a pas pu finir sa pièce : ” ce qui n’est pas encore calligraphié est pour moi à peu près illisible ; j’ai beaucoup aimé, entre autres, cette réplique :
– Pourquoi ne vas-tu pas avec Totote ?
– Moi ? Mais je ne suis pas un personnage de Molière !
Voilà du burlesque, et du vrai ! à mardi j’espère,
Avec toute mon amitié. Georges “.
A cette date, les routes de deux amis ont bifurqué : l’hypokhâgne de 1955 s’est soldée par un échec et, depuis octobre, Perec a rejoint les rangs de la Sorbonne avec une assiduité des plus légères. Pendant l’année de prépa, « Georges est assis à côté d’un « bica », c’est-à-dire un élève en quatrième année de prépa à Saint-Cloud ; son nom était Bernard Quilliet, mais on l’appelait K. Comme Georges, K. voulait être écrivain et avait l’intention de sortir son premier chef-d’oeuvre dans l’année (…). » (Bellos, p. 96). Ses premiers écrits, c’est avec Quilliet que Perec les fait, notamment dans ce genre burlesque que l’un et l’autre affectionnent, comme le contenu de cette missive le confirme. Pendant leur année commune, ils auront à leur actif plusieurs tentatives de pièces de théâtre, avortées, et une bande-dessinée, pour laquelle Perec ne terminera pas tous les dialogues. Par la suite, Bernard Quilliet deviendra l’un des meilleurs spécialistes du seizième siècle français, professeur émérite d’histoire moderne à l’université Paris VIII.
Cette lettre montre combien les deux jeunes hommes, comme le précise leur correspondance, vont poursuivre leurs relations amicales et surtout continueront de nourrir leurs ambitions littéraires, que ni l’un ni l’autre ne veulent abandonner. En ce mois de janvier 1956, Perec écrira son tout premier texte de fiction, Les Errants – texte perdu -, avant de poursuivre vers le théâtre, la tragédie et les pièces burlesques tout au long de l’année, jusqu’à Manderre, qu’il termine en fin d’année et qui constituera son premier ensemble construit. Il en annoncera la rédaction au même Quilliet, en décembre 1956.
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