Paris, décembre 1956.
Frappe dactylographiée originale de 31 p. (215 x 280 mm) recto, ch. 1 à 30.
Le plus ancien – et unique – témoin original d’un des juvenilia de Perec, alors âgé d’à peine 20 ans.
Texte longtemps réputé perdu, la première mention de Manderre se trouve dans la « Bibliographie approximative des œuvres de Perec » (L’Arc, n° 76, 1979) commentée par l’auteur lui-même. Perec y reviendra ensuite dans Lieux (p. 128) : « Pendant longtemps, j’ai gardé scrupuleusement tous mes textes. À une époque, ils étaient tous dans une petite valise en carton bouilli. Je les classais et regardais périodiquement. […] Je ne sais pas quand j’ai jeté la valise et/ou son contenu, mais le fait est que je me suis aperçu ou bien en quittant la rue de Quatrefages ou bien en m’installant rue du Bac que presque tous les textes antérieurs à 63 (ou 62) avaient disparu. ».
Alors qu’il suppose qu’il a pu « jeter des doubles », il ne pense pas avoir voulu consciemment détruire ces textes de jeunesse, peut-être certains « mais sûrement pas L’Attentat de Sarajevo, ni des textes comme : Les Barques, Manderre, La Procession ; et surtout pas les diverses versions de Gaspard pas mort – Le Condottière)». Ils ne furent jamais retrouvés et, pour la plupart d’entre eux, on n’en connait que des doubles que Perec avaient offert à ses amis proches, au moment de leur rédaction.
Aucun ne fit l’objet d’une quelconque parution.
« 1957. Georges Perec a vingt et un ans. Il est un étudiant (en histoire) qui n’étudie plus. Il voudrait écrire, n’y parvient guère : un ensemble de brefs textes intitulé Manderre, lointainement inspiré de Paludes ; dans la revue Les Lettres nouvelles que dirige Maurice Nadeau, des notes de lecture, dont une assez longue sur le livre du romancier yougoslave Ivo Andrić, Il est un pont sur la Drina. Il est en grand désarroi, supportant mal la solitude de sa chambrette rue Saint-Honoré et surtout de n’arriver à rien dans ses tentatives d’écriture : « Je veux écrire, mais je rencontre d’insurmontables barrages, et j’ai été incapable en six mois de terminer un seul des textes que j’avais entrepris. Un roman illisible, quelques petits textes plus ou moins satisfaisants sont les seules choses que j’ai pu achever en deux ans d’efforts à peu près incessants », écrit-il à Maurice Nadeau » (Claude Burgelin, préface à L’Attentat de Sarajevo, 2016).
Manderre est annoncé dans une lettre à Bernard Quilliet, de décembre 1956. Il n’y en a jamais eu que ce seul jeu original. Lequel n’a connu que deux propriétaires successifs : il est offert à celle que Perec, lors du voyage de Belgrade pendant l’été 1957, tentera de séduire, Milka Canak. Elle servira de modèle à Mila, pour l’Attentat de Sarajevo, le second texte de jeunesse qui suit Manderre. C’est chez elle, à Belgrade, qu’il sera découvert, en 1989, près de trente ans plus tard, par un chercheur et admirateur passionné de l’œuvre – David Bellos.
Milka lui offrira à ce moment ce tapuscrit : une découverte majeure, mais qui passe inaperçue au milieu d’autres textes que David Bellos, alors en plein travail sur la vie de Perec dont il prépare la biographie, essaie de rassembler.
Il fera faire deux photocopies de ce tapuscrit original : l’une est offerte à celle qui est alors l’ayant-droit de Perec (jusqu’à sa mort en 2016), Ela Bienenfeld (la fille d’Esther et David Bienenfeld, les oncle et tante et surtouts tuteurs légaux de Perec depuis ses neuf ans), à qui il donne également toutes les copies des autres textes « retrouvés » grâce à ses recherches actives ; l’autre, faite, autant par prudence que pour pouvoir l’étudier sereinement pendant ses travaux, reste dans les archives de Bellos avant qu’il ne la lègue en 2005 à la Lilly Library de l’Université de Bloomington (Indiana). Cette copie du tapuscrit ‘retrouvé’ apparaît au grand jour en 2012, citée dans le Bulletin de l’Association Georges Perec (n° 61) par l’un de leurs correspondants : « Renata Lopes Araujo a fait parvenir à l’AGP un texte de jeunesse inédit de Perec intitulé Manderre dont l’original se trouve à Belgrade [il ne s’y trouve en fait déjà plus]. Il a été écrit en 1956 et David Bellos le décrit comme un pastiche du premier ouvrage publié par Gide, Paludes […]. Renata Lopes Araujo en a obtenu une photocopie auprès de l’Indiana University, par le biais du département de manuscrits de la Lilly Library ».
Enfin, Manderre sera publié pour la première fois quatre ans plus tard, dans le Cahier de l’Herne consacré à George Perec. C’est d’ailleurs probablement, et a contrario de ce que David Bellos avance dans son article dans le même Cahier, sur la copie de la Lilly Library et non sur celle d’Ela Bienenfeld, que la publication fut établie. Notons à ce sujet que la copie donnée à Ela Bienenfeld ne fait pas partie de l’ensemble de ses archives, aujourd’hui versées au fonds Perec de la bibliothèque de l’Arsenal, où se trouve aussi le siège de l’Association des Amis de Georges Perec.
Sylvia Richardson et Marianne Saluden (ayants droit à la mort de sa cousine Ela en 2016) ont autorisé cette communication (et publication) tout en conservant probablement dans les propres archives d’Ela le document photocopié remis par David Bellos, initiateur et ordonnateur de cette parution.
Il reste avéré que ce tapuscrit original est demeuré inconnu et réputé perdu pendant près de cinquante ans, pour tous les chercheurs, éditeurs et jusqu’à ses plus proches amis présents à l’époque de sa rédaction, comme le racontera des années plus tard l’un d’entre eux, Jacques Lederer : « Le premier texte que j’ai eu entre les mains et qu’il m’a dédié, c’était une nouvelle qui s’appelait Les Barques (automne 1954) puis il y a eu Manderre, (décembre 1956), L’Attentat de Sarajevo (1957), Le Condottière […] je ne sais pas ce que c’est devenu. » Il faut rajouter la bande-dessinée Enzio (1955) et les deux textes Les Errants (noël 1955) [perdu] et Le Fou (automne 1956) [conservé aujourd’hui à la bibliothèque royale de Suède]. En août 1956, depuis Belgrade, il écrit à Lederer : ” je recommence pour de bon Les Amis parfaits, pièce satirique cette fois-ci – J’abandonne La Suie, définitivement, La Paix aussi – Et Manderre, est mort de sa belle mort quelque part entre Belgrade et Sarajevo – Seule reste cette phrase : ” Un jour, au long d’une promenade au désespoir étrangement concerté, j’ai senti combien ma solitude cadrait mal avec mon besoin de vivre – J’ai effeuillé en moi le dernier de mes souvenirs et je suis reparti sur une route nouvelle-“. Cette phrase, je le la renierai jamais – ” (in Cher, très cher, admirable et charmant ami, Correspondance George Perec & Jaques Lederec, [août] 1957, p. 51).
Histoire du dactylogramme de Milka Canak :
La frappe dactylographiée que nous présentons ici est donc une rescapée ; son parcours est autant singulier qu’émouvant et il fallut l’entêtement d’un chercheur et son affection pour l’œuvre de l’auteur des Choses pour en retrouver la trace, en 1989.
Traducteur en anglais et exégète de l’œuvre de Georges Perec, son biographe, David Bellos a livré dans son article « Manderre retrouvé » l’histoire de ce tapuscrit égaré. On y apprend que lors de son déménagement de 1966 – alors qu’il quitte l’appartement de la rue des Quatrefages pour celui de la rue du Bac, Georges Perec égare un certain nombre d’archives de travail et de copies carbone dont celles de Manderre, et à laquelle, écrira-t-il, il tenait particulièrement. Dans ce contexte, la découverte de Manderre, chez celle à laquelle Perec offrit l’original tapuscrit, fut accompagnée d’une profonde émotion – telle du moins que David Bellos le racontera plus tard.
Au temps de la rédaction de Manderre, nous raconte Jacques Lederer, son « plus grand ami, frère de sang » – rencontré alors qu’il est encore lycéen -, il faut imaginer Perec comme un jeune écrivain qui tente de placer ses premiers écrits et qui déjà apparaît avec sa personnalité future : tenace, heureux, séducteur et capable d’une grande empathie. « […] il avait déjà un public : il a eu une notoriété bien avant d’être publié. Il y avait un cercle autour de lui, les membres de ‘La Ligne générale’, mais également d’autres qui étaient des fidèles. […]. »
Perec achève la rédaction de Manderre en décembre 1956, qu’il annonce dans une lettre à son ami et condisciple d’hypokhâgne le bica Bernard Quilliet. Leurs routes ont bifurqué : Perec a quitté les rangs de la classe préparatoire en juin 1954, faute de bons résultats, pour rejoindre ceux de la Sorbonne, sans beaucoup plus de succès : « En ce qui concerne la Sorbonne, j’y suis tous les jours trois à quatre minutes, sauf le vendredi où je rentre un quart d’heure. Je me suis aperçu au début du mois de novembre que je m’y étais fourvoyé. J’ai en conséquence envoyé Clio paitre pour me consacrer à Melpomène, laquelle, entre parenthèse, s’avéra trop coriace pour moi. Ma tragédie inachevée […] repose donc dans un tiroir, cependant que j’ai, sans perdre haleine, écrit une pièce burlesque [et] un recueil de 30 petits textes [Manderre] […] et que je m’attèle aujourd’hui à un roman. » (in Lettre à Bernard Quilliet, 19 décembre 1956, inédite).
Perec habite encore à ce moment la petite « chambre de bonne » sous les toits de l’appartement de ses ‘parents’ adoptifs, ses oncle et tante les Bienenfeld. À cette époque (vers la fin de l’année 1955) et grâce à sa cousine Ela Bienenfeld, il rencontre à la Sorbonne un groupe d’intellectuels yougoslaves, tous étudiants à Paris (grâce à une bourse d’études). Manderre est dédié à l’un d’entre eux, le peintre Zoran Petrovic (1921-1996) qui vient tout juste d’arriver à Paris, en novembre 1956 : il exposait au Palais Berlitz (aujourd’hui la Galerie yougoslave) des œuvres qu’il titrait « Machines » ; Perec, qui visitait régulièrement ce lieux, y fit la connaissance de celle dont il devait tomber amoureux et à laquelle il offrira quelque temps plus tard ce tapuscrit, Milka Canak ; elle deviendra un an plus tard le personnage de Mila dans L’Attentat de Sarajevo (un autre texte de jeunesse disparu et récemment retrouvé, publié en 2016).
Milka Canak conserva pendant plus de trente ans l’original de Manderre, – et noué d’un ruban avec lequel Perec le lui offert.
Le texte et la vocation
En écrivant Manderre, dont le titre reste, aux yeux des spécialistes de l’œuvre, nimbé de mystère, Perec, pastichait Gide et son Paludes (1895) et déjà commentait au fil presque de l’écriture son propre travail.
Manderre n’est ni plus ni moins que le tapuscrit du plus ancien texte connu de Perec : la rédaction des Errants est achevée le 26 janvier 1956. ” Perec n’en proposera jamais le manuscrit (aujourd’hui perdu) à un éditeur. Il écrit ensuite une nouvelle, intitulée ‘Les Barques’ (…). Il traverse une période de dépression ; il y puisera, pour une part, la matière d’Un homme qui dort. C’est aussi pour Perec un moment d’intense cinéphilie puisqu’il voit jusqu’à quatre films par jour. Il écrit une noiuvelle, inspirée du Paludes de Gide : Manderre ” (Pléiade, chronologie, p. xxxii).
Ainsi cette remarque à la fin du tapuscrit : « Maintenant que ce texte est loin de moi, je commence à le trouver moins bon. Mais je suis tout de même bien content de l’avoir écrit. L’important n’est-ce pas, c’est de ne pas s’arrêter – surtout pas. Et de continuer encore et toujours à chercher jusqu’au jour où j’arriverai à l’œuvre (Voilà un bien grand mot). »
Perec est encore à cette époque rempli de doutes sur sa possible carrière d’écrivain – et, bien qu’il ait déjà donné des notes de lectures à la Nrf puis au Temps modernes, ses propres textes ou projets demeurent confidentiels. À celui qui accueillera chez Denoël en 1965 son premier roman – Maurice Nadeau, alors directeur de la revue Les Lettres Nouvelles -, le jeune homme confiera son profond désir d’écrire: «[…] car malgré mes propres échecs, malgré le climat de mépris ou d’incompréhension totale dont je suis entouré dans ma famille, je crois que je peux écrire, je sais en tout cas que c’est pour moi le seul moyen de me réconcilier avec moi et le monde, d’être heureux ou plus simplement encore de vivre. »
Cette frappe dactylographique porte trois corrections à l’encre noire, de la main de l’auteur.
Sources : Bulletin des Amis de G. Perec, 2012 ; L’Herne, Perec, 2016 ; David Bellos, Perec, une vie dans les mots, éd. revue et aug., 2022 ; G. Perec, Lieux, ed. posthume, 2022 ; entretien avec David Bellos.