[Paris] 4 et 19 décembre [1956].
1 page en 1 f. (220 x 280 mm), encre noire.
2 pages en 1 f. (220 x 280 mm), encre noire.
Deux importantes lettres de jeunesse de Georges Perec à son ami et condisciple d’Hypokhâgne, Bernard Quilliet.
Elles se suivent, entrecoupée de la réponse de Quilliet qui est perdue, et ne peuvent avoir été écrites qu’en décembre 1956.
Un moment charnière.
” Cher et illustre,
Un gosse veut faire sa seconde. Il vient de sa lointaine Tunisie. Il doit être interne. Est-ce possible à Dreux ? Je te le recommande – c’est le cousin d’un de mes amis. Fais-moi signe à ce sujet. Où peut-on te voir – ou alors écris, le plus tôt possible. Cas urgent.
Beaucoup de nouveautés. A un de ces jours. [signature]. Georges Perec 18 rue de l’Assomption, Paris 16e”.
Perec découvre son nouveau foyer de la rue de l’Assomption à son retour du Vercors : David et Esther Bienenfeld – son oncle et sa tante – s’y installent l’été 1945 et, tuteurs légaux de Georges Perec depuis mai 1945, l’accueillent à Paris en septembre. Il a alors neuf ans, et vit sans père ni mère depuis l’âge de quatre ans.
Il passe toute son enfance et son adolescence dans l’appartement puis, à partir de ses 20 ans, dans la chambre de bonne de l’étage supérieur, qu’il quittera à la fin de l’année 1956. L’adresse de la rue de l’assomption, indiquée en pied, permet de dater cette lettre – inédite – des jours qui précèdent son départ, lequel n’est d’ailleurs peut-être pas encore acté à ce moment. La décision sera prise quinze jours plus tard puisque dans une seconde lettre, datée du 19 décembre, Perec indique “chercher une chambre – indépendante et de préférence “intra muros Lutetia Parisiensis “.
La seconde lettre, d’importance pour les raisons que nous allons voir, est citée – sans être reproduite – dans la biographie de David Bellos, mais datée de 1955. Elle date donc en vérité d’un an plus tard, puisqu’elle fait immédiatement référence à la recherche évoquée le 4 décembre pour son camarade tunisien :
” Pour mon jeune ami, Problème résolu. Il a trouvé une place à Etampes [au collège Geoffroy-Saint-Hilaire, où Perec avait fait son internet de la quatrième à la seconde, avant d’intégrer le lycée Claude-Bernard, à la rentrée de septembre 1952, pour revenir à Etampes pour sa terminale]. Merci pour ton offre donc – encore qu’elle s’avère désormais inutile “.
Cette aide, Perec l’avait formulée à son compagnon d’hypkhâgne, Bernard Quilliet. Ils viennent de passer l’année scolaire ensemble mais, faute de résultats satisfaisants, Perec est prié de quitter le lycée Louis-le-Grand et rejoint, en octobre 1955, les rangs de la Sorbonne. Avec le même insuccès. La première année est une longue dérive, la seconde sera pire encore :
” En ce qui concerne la Sorbonne, j’y suis tous les jours trois à quatre minutes, sauf le vendredi où je rentre un quart d’heure. Je me suis aperçu au début du mois de novembre que je m’y étais fourvoyé. J’ai en conséquence envoyé Clio paitre [Perec s’était inscrit en licence d’Histoire, dont Clio est la muse] pour me consacrer à Melpomène [Muse du chant, de l’harmonie musicale et de la tragédie], laquelle, entre parenthèse, s’avéra trop coriace pour moi.“
Après les maigres tentatives de son année d’hypokhâgne (avec Bernard Quilliet, avec qui il rédige une bande dessinée), Perec mène à terme, pour cette seconde année universitaire, la rédaction des Errants, qu’il termine en janvier 1956, tout en se tournant vers le théâtre et particulièrement la tragédie. Un point qui lui semblera donc “trop coriace”. Il confirmera cet intérêt dans une lettre à Jacques Lederer, lui déclarant avoir écrit une tragédie entière, qu’il avait trouvée très mauvaise et qu’il avait rangée au fond d’un tiroir ” (Bellos, p. 102). Ce fait est ici confirmé, presque dans les mêmes termes :
” Ma tragédie inachevée (O, Manes de Shubert [inconnu]) repose donc dans un tiroir, cependant que j’ai, sans perdre haleine, écrit une pièce burlesque (Systématiquement burlesque [inconnu])”.
Et annonce surtout l’écriture terminée d’un ” recueil de 30 petits textes “: il s’agit de Manderre. C’est la première mention de ce texte, lequel, sur le tapuscrit original, est effectivement daté de décembre 1956. Manderre est, de fait, la plus ancienne nouvelle de fiction qui nous soit parvenue, grâce à sa découverte en 1989 à Belgrade par David Bellos.
Enfin, Perec annonce également ” une esquisse d’essai (sur le Burlesque [demeuré inconnu]) et qu'[il s]’attèle aujourd’hui à un roman.” Peu probablement L’Attentat de Sarajevo, qui ne sera conçu que six mois plus tard. Alors, déjà, Les Choses ? ” Aux alentours de son vingtième anniversaire en mars 1956, Georges Perec entra dans une crise liée à son écriture, à son avenir, à sa paresse“, qu’il tente de soigner en suivant une analyse, à partir de juin. Le 1er novembre, il décide, pour la première fois, d’aller voir la tombe de son père, à Nogent-sur-Seine, qu’il décrira dans W ou le souvenir d’enfance (Pl. I, 685), avant de rédiger deux courtes biographies de ses parents, elles aussi intégrées, en gras, dans W.
Sa motivation à écrire, malgré la dépression, reste intacte, et, sitôt Manderre achevé, Perec souhaite quitter l’immeuble et sa famille d’adoption : “ Evidemment en plus je travaille pour gagner ma vie. Je fais pour l’heure une demi douzaine de métiers. Je te raconterais [sic] ça. Je cherche une chambre – indépendante et de préférence “intra muros Lutetia Parisiensis “. Peu importe si elle est vide – au contraire. Si tu en connais fais moi signe. Dis moi les jours où tu viens à Paris. Je te verrais avec plaisir. Je reste là pendant les vacances. Si tu quoque (mi fili) nous pourrons nous voir. Haut les coeurs et Bas les masques, Vale, Georges “.
Cette importante lettre, inédite, met en lumière plusieurs éléments importants de la biographie de Perec : la confirmation de son désintéressement des cours d’histoire (il n’obtiendra aucun certificat au cours de ces deux années universitaires), sa tentative – avortée – de s’intéresser davantage au théâtre classique et à l’histoire médiévale, mais surtout, la confirmation qu’au terme de l’année 1956, quelques chose de décisif s’est passé. ” C’est donc ici, vers la fin de l’année 1956, que Perec commence l’exploration du matériau qui devait rester une composante essentielle de son écriture (…)” (Bellos).
Elle contient la seule mention contemporaine connue de la rédaction de Manderre et annonce – aucun autre matériel ne l’indique, si ce n’est a posteriori – et son futur déménagement et son émancipation de l’appartement familial.
30755