Paris, Gallimard, (21 décembre) 1948.
1 vol. (115 x 180 mm) de 233 p. et [2] f. Box noir, dos orné d’un décor géométrique à froid, auteur et titre dorés, plats recouverts d’un décor géométrique de rectangles rouge, rose, noir et blanc en box glacé, tête dorée sur brochure, couverture et dos conservés, chemise, étui (Pierre-Lucien Martin, 1968).
Édition originale.
Un des 14 premiers exemplaires sur vélin de Hollande (n° 9).
Envoi signé :
« A Robert Chatté, au grand comédien, à l’ami, affectueusement, A. C. »
Robert Chatté, l’une des grandes figures de la librairie clandestine, s’était spécialisé dans les ouvrages érotiques, à une époque où la censure et la police des mœurs ne chômaient pas. Jean-Jacques Pauvert l’évoque dans ses souvenirs comme « le mystérieux libraire de Montmartre. Robert Chatté, grand, mince, très bien élevé, avec des oreilles décollées étonnantes, exerçait en appartement, prenant un grand luxe de précautions. Il n’ouvrait sa porte que si l’on usait d’un certain signal. Spécialiste de l’érotique, il avait fait imprimer aussi l’édition originale de Madame Edwarda de Bataille en 1941 » (in La Traversée du livre, p. 206).
Il fréquente beaucoup Camus dans les années 50, rencontré dans l’immédiat après-guerre aux éditions Gallimard, où il officiait comme commis et coursier, en marge d’une activité de courtier et libraire d’éditions rares depuis les années d’occupation. Ses premières tractations de libraire datent de cette époque, et une tendre affection l’unissait à Camus. Ce dernier lui offrira bon nombre de ses ouvrages, agrémentés d’amicales dédicaces, dont l’un des 10 exemplaires de tête de La Chute.
Robert Chatté, vraisemblablement rencontré grâce à Pascal Pia, avait en temps de guerre voulu fonder une revue. Le régime de Vichy ne lui en donna pas l’autorisation. Sa correspondance avec Paulhan révèle un chineur invétéré d’objets hétéroclites et d’éditions originales, qu’il pouvaient revendre grâce à ses nombreux réseaux. Il échangea par exemple à Paulhan une édition de Justine, contre un “petit lot” : des grands papiers de Charles Péguy, un texte autographe ainsi qu’une édition rare de Larbaud illustrée par Laboureur et les épreuves corrigés des Cahiers d‘André Walter de Gide ! Il mourut en septembre 1957 à l’âge de cinquante-six ans : « Ce n’était en aucune façon un écrivain. Au fait, qui était-il ? Lui-même n’a jamais cherché à se classer. De ses dons, extrêmement variés, il ne s’appliquait guère à tirer parti. Libraire sans boutique, commerçant sans patente, amateur sans spécialité, il ne se donnait pourtant pas des airs d’être détaché de tout. Au contraire, il laissait voir qu’une passion frénétique le possédait, mais il n’était pas moins visible qu’aucun objet ne pouvait longtemps fixer sa passion. Il a excellé dans la danse à claquettes, le maniement des cartes à jouer, l’art d’intéresser les dames de petite vertu, et aussi dans la mystification ».
Sa relation avec Camus fut constante jusqu’à son décès, que l’écrivain note ainsi dans ses Carnets : « Mort de Robert Chatté. Seul, à l’hôpital de Villejuif. » (III, p. 198). Son ami Pascal Pia s’occupera de la succession et de l’inventaire de son appartement.
Précieux exemplaire, de choix, judicieusement confié à Pierre-Lucien Martin pour être justement établi : le tirage de tête de L’État de siège est rare (14 exemplaires), et c’est une pièce importante : après la publication de La Peste, Jean-Louis Barrault propose à Camus de travailler à une mise en scène sur ce thème.
Au soir de la première, le 27 octobre 1948 au théâtre Marigny, la critique est mauvaise. L’échec cuisant de cette étroite collaboration les affectera longtemps. Dans la préface de l’édition américaine, Camus écrit : « certainement, il y a peu de pièces qui aient bénéficié d’un éreintement aussi complet. Ce résultat est d’autant plus regrettable que je n’ai jamais cessé de considérer que L’État de siège, avec tous ses défauts, est peut-être celui de mes écrits qui me ressemble le plus. […] Mon but avoué était d’arracher le théâtre aux spéculations psychologiques et de faire retentir sur nos scènes murmurantes les grands cris qui courbent ou libèrent aujourd’hui des foules d’hommes. De ce seul point de vue, je reste persuadé que ma tentative mérite qu’on s’y intéresse. Il est intéressant de noter que cette pièce sur la liberté est aussi mal reçue par les dictatures de droite que par les dictatures de gauche. Jouée sans interruption, depuis des années, en Allemagne, elle n’a été jouée ni en Espagne ni derrière le rideau de fer. »
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