Paris, Poulet Malassis, 1857.
1 vol. (115 x 185 mm) de [2] f. (faux-titre et titre), 248 p. et [2] f. (table). Maroquin brun, contreplats à encadrement ornés d’un décor central à froid figurant une allégorie de la mort, double garde papier marbré, dos à nerfs, titre doré, double filet sur les coupes, tranches dorées sur marbrure, sous étui-cigare de Loutrel (reliure signée de Chambolle-Duru).
Édition originale.
Exemplaire sur vélin fin d’Angoulême : ce tirage original des Fleurs du mal compte 1300 exemplaires (1100, officiellement, mais on sait que 200 exemplaires de passe furent imprimés en plus du contrat), auxquels s’ajoutent [23] exemplaires sur papier vergé de Hollande, distribués par l’auteur.
Le premier contrat des Fleurs du Mal fut signé entre les intéressés le 30 décembre 1856 : Baudelaire s’engageait à livrer son manuscrit le 20 janvier suivant. Il ne le fera qu’en février, et le volume est mis en vente le 25 juin 1857, publié par Auguste Poulet-Malassis puisque l’éditeur historique de Baudelaire, Michel Lévy, qui venait de publier les volumes des Histoires extraordinaires d’Edgar Poe traduit par Baudelaire, avait renoncé à publier le recueil des Fleurs du Mal, dans l’appréhension des poursuites. Lesquelles seront effectivement engagées en juillet, qui voit le poète convoqué par le juge d’instruction. Dès le début de l’été, Gustave Bourdin avait sonné la charge dans Le Figaro : « (…) L’odieux y coudoie l’ignoble ;- le repoussant s’y allie à l’infect. Jamais on ne vit mordre et même mâcher autant de seins dans si peu de pages ; jamais on n’assista à une semblable revue de démons, de foetus, de diables, de chloroses, de chats et de vermine. Ce livre est un hôpital ouvert à toutes les démences de l’esprit, à toutes les putridités du coeur ; encore si c’était pour les guérir, mais elles sont incurables ».
Jules Habans, dans le même journal, lui emboîte le pas une semaine plus tard, le 12 juillet : « Lorsqu’on ferme le livre après l’avoir lu tout entier comme je viens de le faire, il reste dans l’esprit une grande tristesse et une horrible fatigue. Tout ce qui n’est pas hideux y est incompréhensible, tout ce que l’on comprend est putride, suivant la parole de l’auteur ».
La veille, sentant le vent venir, Baudelaire écrivait à Poulet-Malassis : «Vite, cachez, mais cachez bien toute l’édition». L’éditeur dissimula alors une partie du tirage, avant brochage. Un mois plus tard, le jugement du tribunal correctionnel, par le biais du substitut du Procureur Impérial Ernest Pinard (qui, quelques mois auparavant, a déjà condamné Flaubert pour Madame Bovary) condamne le livre « pour outrage à la morale publique et aux bonnes moeurs » et ordonne la suppression de six poèmes : Les Bijoux (pp. [52]-53), Le Léthé (pp. [73]-74), A celle qui est trop gaie (pp. [91]-93), Lesbos, (pp. [187]-190), Femmes damnées (pp. [196]-197) et Les Métamorphoses du vampire (pp. [206]-207).
Poulet-Malassis, puisant dans le stock broché, fit alors mutiler et cartonner 230 exemplaires – une «ridicule opération chirurgicale» selon Baudelaire, qui se plaindra de l’exécution de ces cartons réalisés sans son accord (lettre à Poulet-Malassis du 5 octobre 1857). Les pièces condamnées ne seront réhabilitées qu’en 1949, sous l’impulsion de la Société des Gens de Lettres et un procès devant la Cour de Cassation.
L’on sait le soin maniaque mis par le poète à corriger les épreuves. Poulet-Malassis, souvent exaspéré, lui écrivait au milieu des ces quatre mois qui lui semblèrent un siècle : « Mon cher Baudelaire je commence à croire que vous vous f… de moi, ce que je n’ai nullement mérité » ! Le soin attentif de Baudelaire n’empêcha pas les coquilles sur les presses du volume qui s’imprime et une première est repérée par Baudelaire dès qu’il prend possession des premiers exemplaires, dans le poème Bénédiction, à la page 12 : ‘s’enhardissent’ pour ‘s’enhardissant’ – une faute corrigée sur la presse en début de tirage. Ces exemplaires sont les seuls que l’on peut qualifier de tout premier tirage. Notre exemplaire a cette faute corrigée.
Depuis des décennies sont annoncées d’autres fautes, qui seraient caractéristiques d’un premier tirage : citons les plus fameuses comme le mot « Feurs » au lieu de « Fleurs » aux titres courants des pp. 31 et 108 ; la page 45 qui est paginée 44 ou encore le mot « captieux » au lieu de «capiteux » à la 1e ligne de la page 201 ; s’y ajoutent d’autres coquilles que Baudelaire aura repéré au fur et à mesure des exemplaires qu’il offre, sur lesquels il interviendra en corrigeant à la mine de plomb jusqu’à huit fautes, au feuillet de dédicace et aux pages 29, 43, 110, 217. Une quinzaine d’exemplaires ainsi corrigés à la main par le poète sont connus. Mais ces coquilles ne seront pas corrigées sur presses : elles se retrouvent dans l’ensemble du tirage des Fleurs du Mal et ne sauraient constituer un élément pour une chronologie. Ces « fautes », disons-le une fois pour toute, sont présentent dans tous les exemplaires des Fleurs du Mal.
Néanmoins, il existe d’autres éléments qui, à l’inverse, permettent de donner une chronologie de tirage : le texte de l’avertissement et celui de la page de titre, corrigés l’un et l’autre en cours de tirage.
Avertissement :
Quatre éléments vont successivement être modifiés pendant le tirage (sans doute parce qu’il est plus facile pour l’éditeur d’intervenir sur un texte dont il est le rédacteur et qui le concerne directement). Le premier état comporte les éléments suivants :
– « Les Éditeurs », avec un accent qui disparaîtra ensuite ;
– Un grand espace avant virgule qui suit « Ils poursuivront » ;
– « toutes contrefaçons et toutes traductions », qui deviendra ensuite « toutes contrefaçons et
traductions ».
– « Les traités », qui ne prend pas encore de capitale (« Traités »).
Ces éléments sont corrigés progressivement et l’on trouve donc des états successifs d’un, deux, trois puis quatre éléments corrigés.
Page de titre :
La référence au texte d’Agrippa d’Aubigné, pour la dédicace en page de titre, se termine sans point final et sans parenthèse fermante après « Les Tragiques, liv. II »
Cette double-faute est corrigée sur la majorité des exemplaires.
Notre exemplaire contient tous ces éléments fautifs et princeps, ce qui le place dans une chronologie d’impression précoce, après la correction à « s’enhardissant » certes, mais avant toutes les seules autres modifications connues.
Il n’est pas étonnant, dans ces conditions, que l’exemplaire ait été confié à un atelier de reliure renommé : celui de Chambolle-Duru, et ce même en l’absence des couvertures, ce qui constitue déjà, à cette époque, un moins-bien. C’est en 1861 que René Victor Chambolle et Hippolyte Duru s’associent, et que leur signature conjointe apparaît sur les volumes. Duru cessa néanmoins d’y travailler assez rapidement, laissant Chambolle comme seul maître-d’oeuvre dès 1863, jusqu’en 1898 : à sa mort, son fils René Chambolle poursuivit l’activité, toujours sous la signature conjointe, jusqu’à sa mort en octobre 1915.
Ce décor typiquement janséniste apparaît pour la première fois pour un exemplaire des Épaves (1866), lequel s’ouvre avec un fameux frontispice dessiné et gravé par Félicien Rops. Cet exemplaire – celui d’Armand Godoy – contenait un état inédit du dit frontispice représentant un squelette stylisé en arbre : une idée de Baudelaire, soumise dès 1859 et « rêvé » pour la seconde édition des Fleurs du mal de 1861, ainsi qu’il l’écrivit dans une lettre à Nadar en mai 1859 : « La deuxième édition des Fleurs. Ici un squelette arborescent, les jambes et les côtes formant le tronc, les bras étendue en croix s’épanouissant en feuilles et bourgeons, et protégeant plusieurs rangées de plantes vénéneuses dans de petits pots échelonnés comme dans une serre de jardinier. Cette idée m’est venue en feuilletant l’histoire des Danses macabres, d’Hyacinthe Langlois. » Pour cet exemplaire, Victor Chambolle oeuvra donc à la création d’un contreplat orné d’un motif à froid qui reprend le motif du « tronc-squelette », strictement identique à celui qui figure ici.
Par la suite, quatre exemplaires des Fleurs du Mal seront traités de la même manière, sans doute bien plus tard, une fois que le recueil sera davantage passé dans la postérité littéraire, sans doute à la fin du XIXe siècle :
• un exemplaire en maroquin noir, contreplat havane avec le décor à froid du « tronc-squelette » (exemplaire Robert Hoe, commandé par lui avec certitude en 1897), avec ses couvertures mais sans le dos ;
• un exemplaire en maroquin rouge, contreplat marron avec le décor à froid du « tronc-squelette » (exemplaire Pierre Duché), avec couvertures et dos ;
• un exemplaire en maroquin noir, contreplat marron avec le décor à froid du « tronc-squelette » (sans provenance), avec couvertures et dos ;
• un exemplaire en maroquin brun, contreplat brun clair avec le décor à froid du « tronc-squelette » (notre exemplaire, sans provenance), sans couvertures ni dos.
Il est vraisemblable que l’exemplaire pour Les Épaves soit l’exemplaire matriciel, le premier réalisé, pour d’évidentes raisons. Par la suite, la renommée de Baudelaire et des Fleurs du Mal aidant, l’atelier Chambolle-Duru fut sollicité pour établir (au moins) ces quelques autres exemplaires, pour lesquels la présence du « tronc-squelette » pouvait s’entendre, parmi ceux du premier tirage (les exemplaires Hoe et Duché ont la faute princeps p. 12 ; les deux autres ont cette faute corrigée).
D’autres oeuvres de Baudelaire ont été établis par l’atelier Chambolle-Duru : Jules Noilly et Jules le Petit leur confièrent chacun un exemplaire sur Hollande des Œuvres de Baudelaire ; Edmond Texier son exemplaire des Fleurs dédicacé ou encore Poulet-Malassis, qui leur donna le manuscrit de Baudelaire de Mon coeur mis à nu.
Souvent largement postérieure, une pleine reliure en maroquin reste rare sur l’édition originale des Fleurs du Mal. Les exemplaires similaires sont principalement l’oeuvre d’ateliers renommés comme ceux de Victor Champs, Trautz-Bauzonnet, Capé, voire Meunier ou Marius Michel pour les plus tardives. On ne connaît qu’une seule reliure strictement d’époque en plein maroquin : celle commandée par Baudelaire à Lortic pour Gustave Chaix d’Est-Ange. Les autres sont des demi-reliures (une autre en plein de Lortic, pour Asselineau, a été cassée pour être remplacée par une reliure de Marius Michel, en 1906).
Notre exemplaire a vraisemblablement été établi dans les années 1890, au plus tard au tournant du siècle, puis placé dans un parfait étui-cigare de Loutrel.
Catalogue BnF, Charles Baudelaire, Exposition organisée pour le centenaire des Fleurs du Mal, Paris, 1957, n° 266 et sq. ; En Français dans le texte, 1990, n° 276 ; R. Desprechins, «Récapitulation de mes commentaires sur l’édition originale des Fleurs du Mal» in Le Livre et l’Estampe, 1967, n. 51/52, p. 204 sq ; (R. Desprechins, Le Livre et l’Estampe, 1967, n° 51-52, version revue de celle de 1966 qu’utilisa la réédition Carteret du Véxin français en 1976) ; L. Carteret, Les Trésor du bibliophile, I, p. 118 – M. Clouzot, Guide du bibliophile français, p. 43 – André Guyaux, Baudelaire. Un demi-siècle de lectures des Fleurs du mal (1855-1905), Paris, PUPS, 2007 ; Launay, Bulletin du bibliophile, 1979, IV, pp. 523-526 ; Oberlé, Auguste Poulet-Malassis, n° 212 et sq. ; Vicaire, t. I, colonne 342 ; Jean-Claude Vrain, Charles Baudelaire, n° 12 et sq.
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