[Paris, J. Hubert, c. 1529].
1 vol. (80 x 120 mm) de [32] p. [A-B8]. Maroquin rouge, triple filet d’encadrement sur les plats, écoinçons aux petits fers et médaillon central orné d’une rose, dos à nerfs orné, titre doré, filet sur les coupes, tranches dorées, dentelle intérieure (reliure signée de Bauzonnet-Trautz).
L’une des pièces les plus emblématiques de l’amour courtois : La Belle Dame sans mercy.
Le terme de rareté proverbiale n’est ici pas usurpé : il s’agit ni plus ni moins du seul exemplaire connu de cette édition – autrefois propriété de la collection Fairfax-Murray.
Ce délice d’exemplaire a été soigneusement établi au XIXe siècle par Bauzonnet, dans une délicate et raffinée reliure de maroquin rouge.
La Belle Dame sans mercy est un long poème constitué de cent huitains de vers octosyllabiques, sur trois rimes (donc de huit cents vers). C’est, après Le Livre des quatre dames, écrit au lendemain de la bataille d’Azincourt en 1416, le plus long des poèmes de Chartier ; il fait partie de la quinzaine de pièces qu’il donne en français, laissant à la langue latine ses productions plus politiques écrites lorsqu’il participait à d’importantes missions diplomatiques ou lorsqu’il était l’influent secrétaire du Dauphin, le futur Charles VII.
Écrite en 1424, sa Belle Dame sans mercy demeure sans conteste le poème courtois le plus célèbre du Moyen-Âge après l’incontournable Roman de la Rose ; et quelle qu’ait pu être la valeur de ses écrits latins et français en prose, ce fut La Belle Dame qui assura à Alain Chartier sa postérité comme auteur et poète de l’amour courtois ; avec Jean de Meung et François Villon, il reste l’un des rares auteurs médiévaux dont la renommée ait survécu jusqu’au milieu du XVIe siècle.
« Naguères chevauchant pensoye » : c’est par ces vers célèbres que débute le poème, qui tourne autour de la notion de « femme fatale », peu familière à l’amour courtois, et du drame de l’amant éconduit. Le poème déclencha pour ces raisons une vive polémique tout au long du XVe siècle : une jeune femme ne pouvait être libre de toute passion et devenir « sans Mercy ». « Un scandale qui fut sujet à discussion pendant près d’un siècle » (Bechtel) et qui appela une réponse immédiate de son auteur, sous la forme de deux autres poèmes, La Belle dame qui eut mercy, puis La Complainte contre la mort de sa dame.
Tout au long du XVe siècle et jusqu’au début du XVIe siècle, le poème fut débattu, approuvé, salué, contredit, condamné dans quantité de pièces en vers jusqu’à même être représenté sur scène. Copié et recopié tout au long des XVe et XVIe siècles – on connaît une cinquantaine de manuscrits –, puis évidemment imprimé, la première fois vers 1488, avant d’être incluse dans l’édition des Fais d’Alain Chartier, imprimée pour Antoine Vérard en 1498.
Pourquoi un succès si durable, au-delà du badinage de 1424 ? Il tient à la qualité littéraire du texte : « C’était tout simplement la première fois qu’on entendait parler si finement d’amour », nous dit Pierre Champion (Histoire poétique du quinzième siècle, Paris, Édouard Champion, 1923, t. I, p. 69). Le texte est entièrement consacré à cette question, avec nulle allusion linguistique ou politique telle qu’on pouvait en découvrir dans les autres œuvres du genre, y compris chez Chaucer ou dans le Roman de la rose.
La renommée du texte dépassa même les frontières, puisque apparaissent vers 1450 des copies du texte traduit en anglais – sublime outrage ! la plaie d’Azincourt n’étant pas refermée –, par Richard Ros (né vers 1429), l’un des plus proches courtisans du roi Henri VI d’Angleterre, à la fois chevalier et poète.
Et jusqu’à l’époque moderne : un peu moins de quatre siècles plus tard, à l’époque du romantisme, cette traduction, qui avait conservé son titre original en français, inspira John Keats dans l’écriture de sa fameuse ballade de 1819 (« O what can ail thee, knight-at-arms »).
« I saw pale kings and princes too,
Pale warriors, death-pale were they all;
They cried—‘La Belle Dame sans Merci
Thee hath in thrall »
(Les rois, les princes, les guerriers, tous pâles comme la mort lui crient : la belle dame sans merci te tient en esclavage.)
La Belle Dame, dans sa définition générale, est située dans le contexte de l’amour courtois : il fait l’apologie d’un amour chaste que le chevalier doit gagner auprès de la dame de son cœur. Pour cela, il est prêt à affronter maintes épreuves, jusqu’à ce que la belle… cède. On retrouve évidemment ce thème dans la légende arthurienne, où tous les romans de chevalerie mettent l’accent sur la conquête de la Dame. Jusqu’à la métaphore mystique comme celle de la quête du Graal et de la pureté. D’autres textes sont plus emprunts de folklorisme ou de magie et, au fur et à mesure du conte ou du poème, la Belle Dame, celle pour qui se meurent d’amour les chevaliers, se transforme en une sorte de fée, qui vient toujours à la rencontre du cavalier errant, comme le ferait une Viviane ou Morgane. Et, dans un presque parallèle de la Belle endormie, encore plus contrainte, la Belle dame cède aux avances de ses preux prétendants.
Mais Alain Chartier va beaucoup plus loin : sa Belle Dame est “sans merci” et repousse sans cesse les avances du prétendant, faisant montre d’une autorité et d’une liberté alors inimaginables et difficilement audibles au XVe siècle, et dans les siècles qui suivirent !
L’amour peut être meurtrier, et l’espoir, une fois vaincu, vient à bout de tous les héros : il s’agit d’un retournement total de la matière courtoise ; l’homme ne triomphe plus mais courbe l’échine devant le pouvoir féminin.
Cinq siècles avant nous, Chartier ose affirmer que le pouvoir et la liberté – sinon la peur – “changent de camp”, ou tout le moins que ces attributs peuvent être légitimement assumés par les femmes.
À ce titre, La Belle Dame sans mercy inspira les peintres les plus célèbres de la confrérie préraphaélite – les figures féminines fortes sont les sujets de presque toutes leurs oeuvres. Tout autant que Les Salomé, Judith, Lilith et autres femmes castratrices, lesquelles ont toujours été à la fois attirantes et monstrueuses pour nombres d’artistes. Lointaine parente des sirènes d’Homère, elle se retrouve évidemment dans la Loreley de Heine (1824), inspirant celle d’Apollinaire (Loreley, dans Alcools, en 1913). Jusqu’aux chanteurs modernes, puisque le poème de Keats a été repris notamment par Marianne Faithfull et Sting, et que Patti Smith a vu souvent son nom accolé au terme de Belle dame sans merci pour souligner son indépendance et sa liberté.
Grâce aux manuscrits médiévaux, le texte traverse le XVe siècle, jusqu’à enfin pouvoir être imprimé seul : une seule édition incunable, en 1488, et seulement cinq autres éditions au XVIe siècle. Devant leur rareté, Tchemerzine ne peut même en décrire que quatre, là où Bechtel et l’USTC en donnent six, publiées entre 1489 et 1530. Les cinq éditions du XVIe siècle ne se distinguent que par le nombre de pages ou la gravure qui figure sur la page de titre.
Ici, l’impression (du bois, des fleurons et du texte, en caractères gothiques) est celle de l’imprimeur parisien Julien Hubert : un délicieux bois gravé qui représente un homme et une femme dialoguant forme la page de titre.
On ne connaît, de ce bois et de ce livre, que cette seule version (Bibliographie des Éditions parisiennes du 16e siècle, 105880), avec un privilège, daté du 27 août 1529.
Cette édition n’est connue que par l’exemplaire que nous présentons, qui provient des collection Fairfax Murray et Jean Bourdel.
Renouard et Bechtel – les deux bibliographies de référence – ne citent l’édition que par cet exemplaire ; l’USTC ne peut en citer qu’un seul, dont il avait perdu la trace et donné d’après Renouard : c’est probablement celui-ci.
Les autres éditions recensées par l’Universal Short Title Catalogue* sont les suivantes :
* L’USTC est une bibliographie de toutes les éditions imprimées publiés au cours du premier âge de l’imprimerie, en Angleterre, en France, en Italie ou dans toute autre partie du monde où l’impression à l’aide de caractères mobiles est connue. Développé au cours de plus de vingt-cinq années de recherche et d’analyse à l’université de St Andrews, l’USTC contient aujourd’hui des informations sur l’emplacement de plus de 6 millions d’exemplaires de livres imprimés entre 1450 et 1700. L’USTC contient des références puisées dans plus de 9 000 bibliothèques dans le monde, mais aussi dans des musées, des archives et des collections privées. Une grande partie de ce matériel est fabuleusement rare : près d’un tiers de tous les documents répertoriés dans l’USTC ne subsistent aujourd’hui qu’en un seul ou deux exemplaires.
De la bibliothèque Fairfax-Murray (Vente, Early French Books, Londres, 1961, n° 633, et étiquette d’inventaire), puis Jean Bourdel (ex-libris).
Bechtel, Catalogue des gothiques français 1476-1560, C-263 ; H. W. Davies, Catalogue of a collection of Early French Books in the Library of C. Fairfax Murray, Londres, 1961, t. II, pp. 967-972, n° 633 (cet exemplaire) ; Renouard, Brigitte Moreau, Inventaire chronologique des éditions parisiennes du XVIe siècle, 1697 ; [IDEM], pour Herbert, in Bibliographie des Éditions parisiennes du 16e siècle, 105880 ; Tchemerzine-Scheler, II-314 ; USTC, 73209 ; Pettegree, Walsby and Wilkinson: French Vernacular Books, Books published in the French language before 1601, 12833 ; Piaget, La belle dame sans merci et les poésies lyriques, Droz, 1949.
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