S.l.n.d. [circa 1940].
12 pages en 13 feuillets (210 x 270 mm) à l’encre noire, chiffrés à la mine de plomb et d’une autre main ; plis de papier d’envoi postal.
Scénario de film, inédit, parmi les sept projets connus, dont seulement trois autographes.
Important manuscrit, où l’auteur du Petit Prince crée des personnages en sursis dans une ambiance de bas-fond – ou plutôt de fond de cales – pendant une traversée Rio – Lisbonne.
En habitué des salles obscures, Saint-Exupéry fut, comme tous les jeunes gens de sa génération, un amoureux du cinéma. Ses velléités de scénariste se manifestent entre 1931 et 1936, période pendant laquelle il écrit sept projets et participe à l’adaptation pour le cinéma de certains de ses livres. Seulement trois sont autographes, les quatre autres n’existant qu’en dactylogrammes corrigés. Proche d’un précédent scénario intitulé Igor, il raconte une histoire aux antipodes de l’univers romanesque du Petit Prince, sombre et peuplée de truands et de prostituées qui commence dans les bas-fonds de Rio pour se poursuivre dans les soutes d’un paquebot frappé par une épidémie de peste. Le bateau atteindra finalement Lisbonne avec à son bord 1 500 émigrés, dont beaucoup de malades ; les cinq terroristes vont profiter du désarroi et de la panique du capitaine pour s’enfuir…
On peut rapprocher ce scénario d’un passage de Lettre à un otage : le recueil débute précisément par l’évocation de sa traversée vers les États-Unis depuis le Portugal, en décembre 1940, où il décrit les joueurs de roulette et de baccara, pour la plupart des réfugiés en partance. Lauren Bacall et Humprey Bogart auraient pu être convoqués !
« Forme de culture nouvelle [le cinéma], par les horizons qu’elle ouvrait, ne pouvait que séduire celui auquel l’aviation avait déjà laissé entrevoir ses immenses possibilités dans l’exploration du monde réel et imaginaire. En cela, il est bien de son époque, qui vit à la fois les prolongements dans tous les domaines de l’oeuvre de Nicéphore Niepce, et celles de l’aéronautique. Mais son originalité, née de sa puissance créatrice, vient de ce qu’elle établit une conjonction entre les deux domaines, cherchant à traduire, par des images visuelles, comme dans son oeuvre écrite, de nouvelles perspectives » (Paule Bounin). Le cinéma, tout comme l’aviation, offre un angle de vue différent sur le monde. Dès les années 1920, Saint-Exupéry fréquente les salles obscures parisiennes pour se distraire et s’enthousiasme pour Le Pèlerin qu’il recommande à son ami Charles Sallès : Chaplin y campe son personnage de Charlot évadé de Sing Sing, qui se fait passer pour un pasteur protestant ; il trouve le film remarquable, « comique et d’une sensibilité si fine ».
Cette forme d’expression le séduit et lui ouvre de nouvelles perspectives créatrices et lucratives. Le recensement des scripts et scénarios nous permet de distinguer les scénarios des scripts de films projetés à l’écran – les premiers étant beaucoup plus intéressants à étudier, car, sous leur forme inachevée, parfois presque illisibles, et lacunaires, ils traduisent avec immédiateté les intentions premières de l’écrivain.
En 1935, il écrit le scénario d’Anne-Marie, l’histoire d’une jeune femme ingénieur qui rêve d’apprendre à voler et gravite dans un groupe de camarades pilotes, tous amoureux d’elle. Raymond Bernard réalise le film la même année, Annabella incarnant le rôle titre, archétype de la femme moderne et séduisante, aviatrice et aventureuse. C’est le seul scénario original qui sera porté à l’écran. Vol de nuit, sorti un an plus tôt, mais auquel Saint-Exupery n’a participé en rien, a été un grand succès qui le persuade d’adapter Courrier Sud, auquel il songeait depuis 1931. Son scénario est prêt en 1936, pour lequel une toute jeune débutante, Françoise Giroud, l’assiste ; il est communiqué au réalisateur Pierre Billon. Deux producteurs sont trouvés : André Aron et son associé l’aviateur Édouard Corniglion-Molinier, ami et compagnon d’aventures de Malraux. Le tournage a lieu à la fin de l’année 1936 à Mogador (aujourd’hui Essaouira), au Maroc. Saint-Exupéry est du voyage et suit toutes les étapes, supervisant les plans de vol sur Latécoère et doublant lui-même le héros, interprété par Pierre-Richard Wilm, dans les scènes périlleuses. Le film sort sur les écrans en 1937. Pour Anne-Marie et l’adaptation de Courrier Sud, on ne connaît que des tapuscrits corrigés.
7 autres scénarios sont connus, dont seulement trois autographes :
* un scénario sans titre, qui débute par « Un avion s’est égaré » : il semble annoncer le suivant ;
* le projet inachevé d’un film, inspiré par le raid manqué Paris-Saigon du 31 décembre 1935 qui se termina, après un atterrissage forcé en plein désert, par un sauvetage grâce à une tribu de nomades. Le projet de scénario avait été rédigé sous forme d’un dactylo-gramme de quinze feuillets, présentés à l’exposition Antoine de Saint-Exupéry aux Archives nationales en novembre 1984 (n° 448) ;
* quatre scénarios qui se répondent par leur contenu et leur thématique :
– Igor, dont le script est confié à Pierre Billon à l’été 1940. Ce dernier rapporte dans la revue d’aéronautique Icare que le tapuscrit lui fut remis par Saint-Exupéry, à Nice, juste avant le départ de l’écrivain pour les États-Unis : « Ceci est pour vous. C’est un sujet de film. Si je reviens nous y travaillerons ensemble, sinon vous le réaliserez tout seul. » Il ajouta en souriant : « Ne l’égarez pas. C’est l’unique exemplaire… et je l’ai tapé moi-même ! » Présenté à l’exposition Antoine de Saint-Exupéry aux Archives nationales de novembre 1984 (n° 450), la notice proposait la date de 1934. Le dactylogramme est composé de vingt feuillets, portant des corrections manuscrites ; c’est un véritable scénario avec découpage de l’histoire en scènes et séquences, les indications scéniques et le texte complet des dialogues. Christian Janicot, dans sa « Préface » à l’Anthologie du cinéma invisible, souligne que l’univers d’Igor est « aux antipodes de l’univers romanesque que l’on attribue à l’auteur du Petit Prince ». Saint-Exupéry résuma l’idée à Billon : « L’essentiel de cette histoire n’est pas la révolution. C’est, avant tout, le drame qui se passe à bord d’un vieux paquebot à vapeur qui, partant d’Amérique du Sud, regagne un pays d’Europe. Au cours de la traversée deux hommes sacrifient leur vie pour qu’un troisième arrive et puisse accomplir sa mission qui est de diriger le soulèvement qui délivrera son pays d’un régime d’oppression. »
– Sonia, dont la rédaction est difficile à dater. Ce synopsis est porté sur un dactylogramme de neuf pages, offert à Raymond Bernard, le réalisateur d’Anne-Marie (où revient le personnage d’une danseuse espagnole pestiférée
– présente dans Igor – qui contamine le navire, lequel ne reste pas à quai, mais entame la traversée de l’Atlantique). Sonia, jetée sur le pont des premières, est sommée d’embrasser à pleine bouche tous ceux qu’elle peut saisir : la peste se répand, la quarantaine est décidée.
– « huit heures à vivre » – notre manuscrit.
– « Il nous faudra peut-être beaucoup tuer pour vivre… », réécriture du précédent. L’aventurière pestiférée vient cette fois d’Afrique et l’intrigue a un déroulement et un dénouement différents.
* le brouillon d’un scénario d’un film sur la Résistance, non titré, rédigée vers 1941. Le manuscrit est autographe, composé de 9 pages sur papier pelure. Il décrit un film sur la Résistance dont l’intrigue se déroule en « Europe occupée » et met en scène des personnages « menacés par la terreur naziste ».
Ces trois deniers sont les seuls qui soient manuscrits.
Vente Antoine de Saint-Exupéry, (Artcurial, 2012, n° 146) ; Histoire postale, héros de l’aviation (Artcurial, 2018, n° 96) ; Paule Bounin, L’œuvre cinématographique de Saint-Exupéry. Études littéraires, 2001, p. 113–124 ; Christian Janicot, Anthologie du cinéma invisible, 1995.
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