[Madrid, Paris, mai-juin 1937].
9 f. (210 x 270 mm) sur papier orangé. Encre noire et mine de plomb.
Manuscrit autographe de premier jet, inédit.
Le premier feuillet est reproduit dans l’Album Pléiade Saint-Exupéry (1994, p. 148).
Un récit important d’une « nuit d’Espagne » décisive : le reportage « Madrid » réalisé par Antoine de Saint-Exupéry pour Paris-Soir et publié les 27, 28 juin et 3 juillet 1937.
Cet article, « Hep, Sergent, pourquoi es-tu parti », est le dernier des trois publiés ; sa partie centrale et finale sera reprise, sur le fond et sur la forme, pour la conclusion de Terre des hommes et l’important chapitre VIII : « Des hommes ».
Avec quatre dessins originaux, au premier et dernier feuillet.
Le premier porte cette note autographe : « Pour toi » – sans qu’il soit possible d’attribuer une provenance à cette mention.
Terre des hommes est le grand livre d’Antoine de Saint-Exupéry. C’est dans ce recueil que l’écrivain-pilote réunit pour la première fois les grands thèmes de son humanisme littéraire, noircissant les feuilles de ses souvenirs d’aventurier des temps modernes. Sa parution fit de lui un auteur de notoriété internationale, après la parution de ses deux premiers récits, Courrier Sud (1929) et Vol de nuit (prix Femina, 1931), avant la fable universelle du Petit Prince (1943).
Un livre décisif qui n’est pourtant, à l’origine, qu’un recueil de textes épars précédemment publiés dans la presse hebdomadaire et quotidienne ; un tissage d’articles parus entre 1932 et 1938 – dans Marianne (1932-1934), La NRF (1933), Air France Revue (1935), Minotaure (1935), L’Intransigeant (1936-37) et Paris-Soir(1936-1938), que l’auteur répartit en huit chapitres. Une genèse singulière qui en dit long sur le bouleversement du statut de l’écrivain durant l’entre-deux-guerres et sur l’évolution des supports qui sont à sa disposition pour porter son œuvre, fût-elle de reportage, à la connaissance de ses lecteurs. Les sept premiers chapitres rendent hommage à ses amis (Mermoz et Guillaumet, à qui le livre est dédié) et à tous ceux, hommes et femmes, qu’il a rencontrés dans tous les déserts d’Afrique et d’Amérique du Sud : le premier chapitre s’intitule « La Ligne », suivi par « Les Camarades courageux », « L’Avion », « L’Avion et la planète », « Oasis », « Dans la désert » et « Au centre du désert » ; autant de chapitres rythmés par le récit de périlleux sauvetages. « Un curieux mais savant assemblage qui, commencé au printemps 1938, finira par trouver sa cohérence et sa signification d’ensemble – celle-là même du parcours biographique et moral de son auteur – et adoptera tout naturellement son titre définitif : “Étoiles par grand vent” deviendra, sur épreuves, quelques semaines avant sa parution, Terre des hommes » (Alban Cerisier et Delphine Lacroix, Au Centre du désert, juin 2009).
Un assemblage auquel il décide d’ajouter un dernier chapitre : « Des Hommes ». Signalons que ce titre a été ajouté sur épreuves, seul figurait auparavant le chiffre « VIII » (Pléiade, I, p. 1057), preuve d’un statut à part des différents précédents chapitres, tous titrés bien plus tôt.
C’est celui qui l’aura le plus longtemps occupé, car c’est la conclusion de son livre : de la leçon de géographie de Guillaumet au front de Madrid jusqu’à l’image finale du Mozart assassiné chez l’enfant soumis aux migrations, « seul l’Esprit, s’il souffle sur la glaise, peut créer l’Homme », écrit-il au terme du chapitre comme pour résumer sa pensée. Ce chapitre est le fruit de la guerre et de la fureur des hommes, découverts à la suite de deux voyages entrepris en Espagne : d’abord en août 1936, lorsque le journal L’Intransigeant l’envoie à Barcelone, pour cinq articles qui seront publiés sous le thème générique de « L’Espagne ensanglantée ». Moins d’un an plus tard, en avril 1937, c’est le journal Paris-Soir qui l’envoie de l’autre côté des Pyrénées, cette fois vers la capitale et les villages environnants, où l’assaut des troupes nationalistes a échoué. Saint-Exupéry regagne la France début juin et s’attelle à la rédaction de ses articles ; Paris-Soir publiera le premier le 27 juin 1937, illustré de la fameuse photographie « Mort d’un soldat républicain » de Robert Cappa, aujourd’hui symbole de la guerre d’Espagne. Il est intitulé « Défense de Madrid ».
Le second article s’appelle « Madrid : La guerre sur le front de Carabancel » et il est publié le lendemain 28 juin 1937 : Saint-Exupéry et son guide avancent vers les premières lignes du village, où se prépare une attaque pour le lendemain avec l’espoir de gagner une trentaine de maisons. Ils sont une dizaine à veiller. On boit, on raconte des histoires drôles, on joue aux échecs. Puis l’heure venue, ils boucleront leur ceinturon « et ils se jetteront dans les étoiles ».
Le récit du « jour d’après » est publié le 3 juillet 1937. Intitulé « Hep, Sergent ! Pourquoi es-tu parti ? », il est le plus long et le moins journalistique des trois papiers : l’attaque qui aurait fait reculer les canons a été décommandée et, au lever du jour, le sergent qui devait partir en premier dort encore et ignore l’ordre annulé : à son réveil, on lui offre la vie, comme la grâce à un condamné à mort. Saint-Exupéry – pour la première fois de sa vie au cœur d’un front et d’une casemate –, s’interroge. Pourquoi cet homme avait-il accepté de s’avancer vers une mort certaine ? Devant l’inhumanité de la guerre, qui transforme les individus en masse, il est choqué par la logique militaire qui sacrifie les hommes sans raison et souligne l’héroïsme de gens ordinaires qui révèlent leur nature profonde quand ils sont confrontés au danger de mort.
Cet exceptionnel manuscrit offre un éclairage précieux sur la genèse complexe de l’article, autant qu’il donne accès à un témoignage de première main, concomitant à l’épisode qu’il décrit – les articles furent donnés à Hervé Mille (directeur de Paris-Soir) entre mai et juin 1937, soit trois semaines après son retour d’Espagne – sur l’un des moments intenses de la vie de Saint-Exupéry : celui de cette nuit passée à veiller au milieu des compañeros, et du réveil qui s’ensuivit :
« – Hep ! Sergent.
Il se retourna d’un bloc et poussa un soupir, lourd comme une vague. Et le visage, les yeux mais les lèvres lâchaient des bulles d’air du soupir demeuraient comme celles d’un noyé. Nous nous étions assis sur son lit le regardant se réveiller, assistant à ce réveil laborieux car il se cramponnait à des profondeurs sous-marines, puis par je ne sais quelles algues fermait et rouvrait les poings et se retournait lentement, de nouveau, contre le mur, avec cette obstination d’une bête qui ne veut pas, qui ne veut point mourir et qui tourne le dos à l’abattoir.
Hé ! Sergent…
De nouveau il nous apparût. Cette fois-ci il revint à nous le visage baigné par la lueur de la bougie. Il passa encore la main sur son visage […] Et… repartir dans le songe, très loin du vrai là dehors… puis ses yeux se rouvrirent sur la même image, la même lueur. C’était donc vrai […]. La saleté du sang où l’on trempe les mains, la glue de ce sirop qui coagule. Non tant la mort mais la survie. Et un à un, il ramassait ses membres, étirait ce bras, allongeait cette jambe, se dépêtrait des courroies, des cartouchières, des revolvers, des trois grenades pendues à sa ceinture et en compagnie desquelles il s’endormait. Alors il se rassit, respira fort, nous regarda, reprit conscience […].
– Ah ! Oui. C’est l’heure ?
Il avait simplement allongé son bras vers son fusil.
– Non. L’attaque est décommandée. »
Un passage qu’il va encore davantage développer dans la version finale donnée à Mille, fin juin, et publiée le 3 juillet :
« – Hep ! Sergent !
Il poussa un soupir lourd comme une vague, et se retourna lentement, d’un bloc, vers nous, nous montrant un visage encore endormi mais douloureux. Ses yeux étaient clos et ses lèvres qui lâchaient la bulle d’air du soupir demeuraient entr’ouvertes comme celles d’un noyé. Nous nous assîmes sur son lit, assistant sans mot dire à ce réveil laborieux, car l’homme se cramponnait à des profondeurs sous-marines, se retenant des poings, qu’il ouvrait et fermait, à je ne sais quelles algues noires. Enfin, ayant soupiré encore, il vira de nouveau, nous échappant, le visage buté contre le mur, avec cette obstination, d’une bête qui ne veut point, qui ne veut point mourir, et qui, têtue, tourne le dos à l’abattoir.
– Hep ! Sergent !
Il fut rappelé encore du fond des mers, revint à nous, et ce visage émergea de nouveau dans la lueur de la bougie. Mais cette fois-ci nous avions ferré le dormeur : il ne nous échapperait plus. Ses paupières se plissèrent, sa bouche remua, il passa une main sur son front, fit un effort pour rentrer dans ses songes heureux, pour refuser notre univers de dynamite, de fatigue et de nuit glacée, mais trop tard. Quelque chose s’imposait qui venait du dehors. Ainsi la cloche du collège réveille lentement l’enfant puni. Il avait oublié le pupitre, le tableau noir et le pensum. Il rêvait à cette journée de congé, et faisait sa joie, comme les autres, de la promenade et des rires. Il essaie de sauver ce pauvre bonheur aussi longtemps qu’il est possible, il cherche à s’enrouler dans les vagues de ce sommeil où il a le droit de se croire heureux, mais la cloche sonne toujours et le ramène, inexorable, dans l’injustice des hommes. Semblable à lui le sergent R. reprenait à son compte ce corps usé par la fatigue, ce corps dont il ne voulait pas, et qui, dans le froid du réveil, connaîtrait avant peu ces tristes douleurs aux jointures, puis le poids du harnachement, puis cette course pesante de mourir. La saleté du sang où l’on trempe ses mains pour se relever, la glue de ce sirop qui coagule. Non tant la mort, que ce calvaire d’enfant puni. Et, un à un, il étirait ses membres, ramenant ce coude, allongeant cette jambe, empêtré pour ces dernières brasses dans le sommeil, par les courroies, le revolver, les cartouchières, les trois grenades pendues à sa ceinture et contre lesquelles il avait dormi. Enfin il ouvrit lentement les yeux, s’assit sur son lit, nous dévisagea.
– Ah ! Oui. C’est l’heure ?
Il avait simplement allongé son bras vers son fusil.
– Non. L’attaque est décommandée. »
Il réutilisera deux ans plus tard ce texte pour Terre des hommes, sous une forme plus grave, plus fraternelle aussi (le geste tendre est une addition qui n’est présente ni dans l’article, ni dans le brouillon), et plus romancée :
« – Hep ! Sergent !
Il remua lentement, montrant son visage encore endormi et baragouinant je ne sais quoi. Mais il revint au mur ne voulant point se réveiller, se renfonçant dans les profondeurs du sommeil comme dans la paix d’un ventre maternel, comme sous des eaux profondes, se retenant des poings, qu’il ouvrait et fermait, à je ne sais quelles algues noires. Il fallut bien lui dénouer les doigts. Nous nous assîmes sur son lit, l’un de nous passa doucement son bras derrière son cou, et souleva cette lourde tête en souriant. Et ce fut comme, dans la bonne chaleur de l’étable, la douceur de chevaux qui se caressent l’encolure.
Eh ! compagnon !
Je n’ai rien vu dans ma vie de plus tendre. Le sergent fit un dernier effort pour rentrer dans ses songes heureux, pour refuser notre univers de dynamite, d’épuisement et de nuit glacée ; mais trop tard. Quelque chose s’imposait qui venait du dehors. Ainsi la cloche du collège, le dimanche, réveille lentement l’enfant puni. Il avait oublié le pupitre, le tableau noir et le pensum. Il rêvait aux jeux dans la campagne ; en vain. La cloche sonne toujours et le ramène, inexorable, dans l’injustice des hommes. Semblable à lui, le sergent reprenait peu à peu à son compte ce corps usé par la fatigue, ce corps dont il ne voulait pas, et qui, dans le froid du réveil, connaîtrait avant peu ces tristes douleurs aux jointures, puis le poids du harnachement, puis cette course pesante, et la mort. Non tant la mort que la glue de ce sang où l’on trempe ses mains pour se relever, cette respiration difficile, cette glace autour ; non tant la mort que l’inconfort de mourir. Et je songeais toujours, le regardant, à la désolation de mon propre réveil, à cette reprise en charge de la soif, du soleil, du sable, à cette reprise en charge de la vie, ce rêve que l’on ne choisit pas.
Mais le voilà debout, qui nous regarde droit dans les yeux :
« C’est l’heure ? »
Le présent manuscrit – inédit sous cette forme complète – est le seul connu de l’article originel ; il est composé de neuf feuillets autographes et s’approche de la publication du texte paru dans le quotidien, mais avec encore plus de développement. Son existence est connue depuis sa reproduction dans l’album Pléiade (1994, n° 27, p. 148) ; ces pages, parmi les plus belles de son œuvre, seront reprises dans Terre des hommes et formeront, après d’importantes variantes et suppressions, la partie centrale de ce chapitre VIII.
Il est entièrement inédit et n’est pas connu de l’appareil critique donné dans La Pléiade, où les trois articles sont reproduits.
L’histoire du sergent et des articles de Madrid permettront à Saint-Exupéry « de conjuguer le thème essentiel du chapitre : les hommes deviennent des hommes lorsqu’ils obéissent à une vocation souveraine, qui peut se développer dans un terrain favorable : c’est la ‘Terre des hommes’, qui les fait naître à la vie, car tous les hommes ont en réalité les mêmes besoins » (Pléiade, p. 1056).
Le fameux épisode des « canards sauvages » y est présent : la migration des oiseaux sauvages vers les climats ensoleillés, dont le Petit Prince a profité pour son évasion, représentera le voyage lié à la quête de soi. Saint-Exupéry nous en parle ici pour la première fois ; il développera longuement ce paragraphe dans Terre des Hommes en comparant cette migration à l’envol libérateur : « Quand passent les canards sauvages, à l’époque des migrations […] les canards domestiques, comme attirés par le grand vol triangulaire, amorcent un bond inhabile […]. L’appel sauvage a réveillé en eux je ne sais quel vestige sauvage […] le goût des vents du large et la géographie des mers ». Des mots que l’on retrouve dans l’article.
Il s’agit alors déjà, en 1937, de témoigner. Et, deux ans plus tard, pour Terre des hommes, de faire entendre « la grande voix humaine de la pitié » ; « L’histoire du sergent […] pose la question de ce qui vaut le risque de la mort. Une grande partie de ce texte a été reprise dans Terre des hommes. ‘Tu rejoignais l’universel’, dit Saint-Exupéry s’adressant au sergent. La manière dont les hommes peuvent le rejoindre, éprouver le sentiment de s’accomplir, est en effet au cœur de ce livre. »
Rares sont les documents littéraires d’une telle portée.
Quatre dessins viennent l’illustrer : un personnage complet, en pied, au premier feuillet (encre et crayon) et trois visages au verso du dernier feuillet – deux profils, à l’encre, et un de face, au crayon, avec un mot encadré, « mardi », au crayon.
Saint-Exupéry, Album Pléiade (1994, n° 27, p. 148, reproduit et ainsi crédité : « page de travail, avec dessin de Terre des Hommes ; vers 1938. Autographe ») ; Œuvres, I, Pléiade, p. 416-423 et notes p. 1087 et sq.
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