Paris, Gallimard, (8 septembre) 1926.
1 vol. (165 x 215 mm) de 151 p. et 1 f. Bradel papier, pièce de titre, tête dorée, couvertures conservées.
Édition originale.
Un des 109 premiers exemplaires réimposés sur vergé Lafuma-Navarre (n° 85).
Envoi signé : « à René Char qui n’a pas hésité une seconde à affirmer au péril de sa vie, que j’existais ; à René Char que j’aime au péril de ma vie, Paul Éluard ».
Montés en tête : le poème autographe signé « L’Hiver sur la prairie », intégré dans la section « Nouveaux poèmes » (p. 116.) – 1 f. (225 x 280) sur papier bleu ; l’original du contrat d’édition du recueil sous son titre initial « L’Art d’être malheureux » [rectifié sous son titre définitif de la main de René Char], signé par Éluard et Gaston Gallimard et daté du 26 février 1926.
Monté en fin : le prière d’insérer sur papier rose, avec le texte de présentation par André Breton, illustré d’un portrait photographique d’Éluard par Man Ray.
Dans l’histoire de la poésie française, rares sont les livres qui peuvent apparaître à la fois comme la révélation d’une maturité individuelle et comme la cristallisation formelle d’une époque – avec ses élans, ses hésitations et ses tensions. Capitale de la douleur est sans aucun doute le premier volume important de Paul Éluard, un recueil clé qui va demeurer l’un des livres de poésie les plus lus du vingtième siècle.
Éluard s’affirme alors, en cette année 1926, comme l’un des partisans et des pratiquants assumés de la poésie liée au surréalisme naissant. Breton ne s’y est pas trompé lui qui, dans le n° 1 de La Révolution surréaliste du 1er décembre 1924, décide d’y intégrer un poème d’Éluard (celui dont le manuscrit est relié ici) : « on peut ainsi tenir pour un coup d’éclat la parution de L’hiver sur la prairie parmi les Textes surréalistes du premier numéro. La singularité de ce morceau dans la rubrique saute littéralement aux yeux : sa disposition typographique en vers, sa composition en italiques et son absence de ponctuation indiquent bien que nous avons affaire à un poème. Un poème, qui plus est, lancé par un vers léonin qui semble s’inspirer du souvenir de La Fontaine et de sa montagne qui accouche d’une souris, devenue proverbiale : “L’hiver sur la prairie apporte des souris” ». (Olivier Belin, Journée Eluard, ENS Lyon, 2013).
Qu’une copie autographe du manuscrit de ce poème ait été offerte à René Char, puis conservée par lui pour son exemplaire n’est pas anodin. Ce manuscrit, « qui appartient à la collection René Char », est cité par Lucien Scheler dans les notes de l’édition qu’il donne en 1968 pour La Pléiade, car il contient quatre variantes non publiées.
C’est André Breton qui en rédige le prière d’insérer – également conservé et relié en fin de volume : « plus encore que le choix que Paul Éluard impose à tous et qui est celui, merveilleux, des mots qu’il assemble, dans l’ordre où il les assemble – choix qui s’exerce d’ailleurs à travers lui et non, à proprement parler, qu’il exerce – je m’en voudrais, moi, son ami, de ne pas louer seulement et sans mesure en lui les vastes, les singuliers, les brusques, les profonds, les splendides, les déchirants mouvements du coeur. »
Le contrat avec Gaston Gallimard est signé le 26 février 1926 : il s’agit alors de faire paraître un recueil intitulé L’Art d’être malheureux. Offert à René Char, qui l’annote à ce sujet du titre modifié, il nous apprend beaucoup sur les conditions de parution du volume.
Cent treize poèmes, répartis en quatre sections indépendantes, y prendront place. Les deux premières reprennent des poèmes issus de recueils précédents : quelques textes issus du recueil Les Nécessités de la vie et les Conséquences des rêves (1921), de Répétitions (1922, trente-cinq poèmes de la période dadaïste, illustrés de collages de Max Ernst), de Mourir de ne pas mourir (1924), puis de l’essentiel de la plaquette Au défaut du silence (1925, déjà composée pour Gala). Éluard y ajoute Les Petits Justes (onze poèmes courts imités des haïkaï japonais) et surtout les Nouveaux Poèmes (quarante-cinq inédits en volume, composés pour la plupart entre 1924 et 1925 et dédiés à Gala).
A priori, c’est donc un recueil qui ne présente pas d’unité historique ni d’unité d’inspiration – si ce n’est l’amour pour Gala, sa femme, pour laquelle il se morfond : elle est éprise du peintre Max Ernst et s’éloigne peu à peu de lui. C’est pour elle que la dernière section est rédigée, pour former un chant du malheur, de la passion et de la révolte, lui qui sort à peine de sa « saison en enfer » et du désespoir qui nourrissait Mourir de ne pas mourir. La pureté, la grâce, l’absence, le manque, le désir et la peur de la séparation font à nouveau surface : « Le front aux vitres comme font les veilleurs de chagrin / Je te cherche par delà l’attente / Par-delà moi-même / Et je ne sais plus tant je t’aime / Lequel de nous deux est absent ». Un itinéraire sentimental et poétique qui retrace les tribulations du trio amoureux et le cheminement qui, du dadaïsme, conduira Éluard au surréalisme. C’est, plus largement, un précipité de toute l’évolution des formes poétiques qu’Éluard a jusqu’alors testées.
C’est au cours de l’été 1926 que le poète décide de changer son titre, L’Art d’être malheureux, pour Capitale de la douleur, au regret de son ami Jean Paulhan qui lui écrit : « Gaston Gallimard est très malheureux que tu veuilles changer le titre : le livre a déjà été annoncé, il y a déjà des souscriptions reçues, etc. Et je regrette, moi, L’Art d’être malheureux. Ne veux-tu pas consentir à le conserver ? » (lettre reproduite dans Robert Valette, Éluard. Livre d’identité, Paris, Tchou, 1967). Éluard n’y consent pas, et le recueil est achevé d’imprimer le 8 septembre 1926.
L’ouvrage est unanimement salué par le public et la critique, et Éluard adoubé comme l’un des représentants du mouvement surréaliste.
Merveilleux exemplaire ; il est probablement, avec celui offert à André Breton, l’exemplaire le plus précieux qui soit.
Bibliothèque nationale, En français dans le texte, 1990, nº 357 ; OEuvres complètes, La Pléiade, notes et variantes, p. 1380).