Base d’Alghero, Sardaigne, [30 mai 1944].
Tirage original argentique (90 x 122 mm), noir & blanc, mention du photographe John Philips au verso, à la mine de plomb : « Les derniers jours de St. Ex, 1944, juillet », avec sur le calque de recadrage, « Original. Offert par le Général Gavoille René ».
Photographie de Saint-Exupéry écrivant ses dernières lignes.
Provenance : John Phillips, René Gavoille.
On joint : l’édition originale en grand papier de la biographie de Saint-Exupéry par M. Migeo (Flammarion, 1958) et le catalogue du reportage réalisé par John Phillips où figure cette photographie originale, Les derniers jours de Saint-Exupéry (Musée de l’Elysée de Lausanne).
En mai 1943, après de longues démarches et l’intervention de proches, Saint-Exupéry est réaffecté dans l’armée. Le Petit Prince est en cours d’impression et pas encore diffusé qu’il rejoint sans plus attendre les forces alliées à Alger pour ses premières missions. Mais, en haute altitude, Saint-Exupéry consomme trop d’oxygène et, étourdi, rate, en juillet, un atterrissage. Il est alors cloué au sol sans être autorisé à repartir en mission. Trop risqué, juge le commandement.
Son ami et capitaine de l’escadron 2/33, René Gavoille a déjà été affecté en Sardaigne et Saint-Exupéry n’a qu’une envie, le rejoindre. Les deux hommes se sont rencontrés à la base aérienne d’Orconte, dans la Marne. Gavoille, « un des plus chics types que je connaisse », était son instructeur, avant de devenir son ami.
Ce même été, John Phillips, né en Algérie d’un père gallois et d’une mère américaine, arrive à Alger. Photographe et journaliste à Life, c’est un familier des lignes de l’Aéropostale en Amérique latine avant la guerre et un admirateur de l’oeuvre de Saint-Exupéry, qu’il avait découverte à New York. Il part aussitôt à sa rencontre et apprend qu’on ne le jugeait plus apte aux missions à haute altitude. Il ne cessera dès lors de plaider sa réintégration, jusqu’à se rendre au haut quartier général de Naples pour l’obtenir, pesant de tout son poids pour convaincre le commandement. Saint-Exupéry lui en est déjà reconnaissant : « je vous donnerai un texte si vous parvenez à me faire réintégrer dans mon groupe » (in OEuvres complètes, La Pléiade, notes et variantes).
Le général américain Eaker, commandant de la Mediterranean Allied Air Force, lui accorde cette autorisation au printemps 1944 : il lui laisse la possibilité d’être pilote aux commandes d’un avion non armé, pour un nombre limité – cinq sorties sont prévues, il y en aura neuf – de missions d’observation sur la France ; il accepte également que ce soit au sein du groupe 2/33 de Gavoille en Sardaigne, où il va convoyer aussitôt Phillips pour un reportage.
L’obstination de ce dernier – qu’il regrettera par la suite – consacrera l’amitié entre les deux hommes.
Le 10 mai, ils arrivent ensemble à Alghero, en Sardaigne, à bord d’un B26. De ce jour et jusqu’au 30 mai 1944, John Phillips réalise un reportage sur l’escadrille : 14 planches contact pour un 165 clichés, dont une vingtaine concernent Saint-Exupéry. Ce reportage ne sera publié qu’en 1989, dans Les Derniers jours de Saint-Exupéry, grâce à Charles-Henri Favrod et à la suite de l’exposition consacrée en avril 1989 à John Phillips au Musée de l’Elysée que Favrod dirigeait, à Lausanne.
Phillips doit quitter la base le 30 mai. Lui et Saint-Exupéry traversent la nuit précédente ensemble : c’est celle où Saint-Exupéry va rédiger la Lettre à un américain, où il livre son pessimisme pour l’avenir et livrait une sorte de testament désabusé.
Au petit matin, il offre son manuscrit – un premier jet de six feuillets, écrit d’une traite – à John Phillips, pour son départ et pour qu’il le fasse publier : la photographie que nous présentons ici le représente en train d’écrire ce texte, qui exprime son regard sur les Américains, à qui il doit tant. Saint-Exupéry et le groupe 2/33 quitteront la Sardaigne mi-juillet pour la base de Borgo, en Corse. C’est là-bas que, le 24 juillet 1944, le fils de René Gavoille, Christian, sera baptisé en présence de Saint-Exupéry qui en est le parrain. Une semaine plus tard, il décolle au petit matin du 31 juillet 1944. Ce jour-là, Gavoille savait une chose que Saint-Exupéry ignorait : c’était la dernière fois qu’il devait piloter un P38 Lightning. Car le commandant Gavoille a trouvé un stratagème pour sauvegarder l’avenir du déjà légendaire Antoine de Saint-Exupéry, qui fait maintenant partie du cercle familial : il va l’informer des plans pour le débarquement en Provence, imminent. Cette information classée donnée aurait empêché Saint-Exupéry de décoller à nouveau. Mais cette annonce n’aura jamais lieu : Saint-Exupéry ne rentrera jamais de sa mission.
Le journaliste de Life, abattu par la nouvelle, ne publia ni la Lettre à un américain, ni son reportage. « La disparition fut un choc terrible pour John Phillips, qui fit hiberner toutes les images. Quarante ans après, je mis beaucoup d’énergie à le décider de les reprendre pour un livre et une exposition itinérante qui retrouva même le terrain d’aviation d‘Alghero, où tout avait commencé dans l’exultation de récupérer enfin les commandes, et celui de Bastia où s’interrompit tragiquement l’aventure ». (Ch.-Henri Favrod, Le Temps, 11 mai 2001).
Le texte, quant à lui – le dernier écrit rédigé par Saint-Exupéry -, ne sera publié qu’en 1959, dans une édition confidentielle publiée à Liège par Pierre Aeberts, dans ses éditions Dynamo, à 51 exemplaires. La Pléiade (OC, II, notes) indique, par erreur, que le première publication n’est donnée qu’en 1973 dans la revue Air France toujours (n°1,1er trimestre 1973), avant d’être repris en 1981 dans le n° 96 de la revue Icare. Les six feuillets du manuscrit original seront, in fine, offerts par John Phillips à la Bibliothèque Nationale de France, en 1984, où ils sont aujourd’hui intégrés au fonds Saint-Exupéry de Nadia Boulanger.
La photographie – la seule extraite précocement du reportage – a été publiée pour la première fois, prêtée par John Phillips, dans la première biographie de Saint-Exupéry, donnée par Marcel Migeo en 1958, chez Flammarion. La photographie y figure p. 223, non créditée, avec cette légende sans doute volontairement imprécise : « Entre deux raids, il travaille à l’un de ses livres ». Elle sera ensuite présente dans plusieurs autres livres d’hommages rendus à l’écrivain-aviateur et est devenu depuis l’un des plus célèbres portraits d’Antoine de Saint-Exupéry.
Le photographe offrira ce précieux tirage à René Gavoille, à une date inconnue, lequel le conservera pendant plusieurs décennies dans son exemplaire de Pilote de guerre, qui en garde la trace. Il extraira le cliché pour en faire don, en 1989, lors de l’exposition de Lausanne, à un passionné de l’oeuvre de Saint-Exupéry qui possédait le texte de La Lettre aux américains dans son édition originale de 1959 : l’un des 11 exemplaires de tête sur hollande.