Datée Jarnac, 2 août 1938.
2 pages en 1 f. (210 x 270 mm) à l’encre noire.
Très belle lettre à sa future fiancée, Marie-Louise Terrasse dont il est séparé par les vacances d’été qu’il passe à Jarnac, dans sa famille charentaise.
Catherine Langeais (1923-1998), de son vrai nom Marie-Louise Terrasse, et François Mitterrand se rencontrent le 28 janvier 1938, lors du bal de l’École normale supérieure. Deux ans plus tard, prisonnier au stalag IXA en Hesse, il décrira cette rencontre à Jacques Biguet, un de ses compagnons de captivité : « Un samedi, j’avais le cafard, je rentre dans ma chambre, je tombe sur un bristol que j’avais oublié sur une table. C’était une invitation au bal de Normal sup. J’y vais. Je vois une blonde qui me tourne le dos. Elle se tourne vers moi. Je suis resté les pieds rivés au sol. Puis je l’ai invitée à danser. J’étais fou d’elle. » La jeune fille blonde est accompagnée de ses parents qui lui ont interdit de donner son nom à ses cavaliers. Mitterrand la prénommera Béatrice, en référence à Béatrice Portinari, la Florentine de La Divine Comédie. Elle lui dit seulement qu’elle est élève du lycée Buffon, en classe de troisième. Dès le lundi, il guette sa sortie du lycée, la suit de loin, découvre qu’elle habite près de la place Denfert-Rochereau. Jusqu’à un premier baiser au jardin du Luxembourg.
Réellement conquis, comme jamais auparavant dans une relation, il est finalement présenté à ses parents. « Il est invité à Valmondois, dans leur résidence secondaire. Le père de Marie-Louise est professeur d’université et ses frères sont normaliens. Chez eux, Mitterrand fait la connaissance de brillants esprits, écrivains comme Georges Duhamel, ou hommes politiques. Le père de Marie-Louise a été membre du cabinet de l’ancien ministre des Affaires étrangères Paul Flandin. Il est secrétaire général de l’Alliance démocratique, un petit parti, créé au XIXe siècle par Waldeck-Rousseau, et dont l’un des plus illustres représentants fut Paul Deschanel. François Mitterrand se plaît dans ce milieu plus ouvert que celui qu’il a connu chez lui, en Charente. Il a déjà demandé la main de Marie-Louise à ses parents, mais la mère de la jeune fille juge ce mariage prématuré. Marie-Louise n’a pas encore 16 ans et François n’a pas accompli son service militaire. ‘Qu’à cela ne tienne !’, a-t-il répondu. Étudiant, il aurait pu bénéficier d’un nouveau sursis. Il devancera l’appel, en septembre, par amour. L’été sépare entretemps les deux jeunes gens. François le passe chez son père, à Jarnac. Chaque jour, il écrit à Béatrice des lettres enflammées. »
« Quand on me donne une permission, j’ai l’habitude d’en abuser, surtout quand elle me plaît spécialement… Donc, me revoilà. Ce n’est pas extrêmement ennuyeux d’être avec vous, ni tellement insupportable : alors vous m’excuserez si je m’installe sans façons chez vous […]. Je suis loin de celle que j’aime (que j’aime ! quelle chose étrange !), je ne puis qu’imaginer son visage, sa présence, alors je parle et j’écris. Prenons-en notre parti, Mademoiselle Béatrice, qui n’avez pas honte de vous promener à bicyclette en compagnie de jeunes gens et de me faire évidemment rager ! Pour unique consolation, je pense que ce même soleil qui me rôtit présentement vous dore et vous enveloppe. Mais peut-être de lui, aussi, deviendrai-je à la longue jaloux. Voilà que pendant que j’écris ces mots, j’entends Yvonne Printemps chanter la “Lettre” de Mozart ; elle dit “quand tu m’écris, dis moi toujours que tu t’ennuies horriblement, depuis ton départ, mon amour, depuis de longs jours ma pensée ne te quitte pas” […]. Je vais prendre une moto et m’exercer en vue de mon permis (déjà, un incident lors de l’apprentissage : chute, genoux pelés d’une de mes cousines, note du garagiste). Samedi je suis allé à une soirée : robes de soirée, champagne, minauderies. Ma chérie c’est là que je mesure votre victoire : vous seule vivez en moi, parce que je vous aime […]. »
François Mitterrand écrira plus de 300 lettres à celle qu’il surnommait Zou. Malgré des fiançailles en mars 1940, il ne l’épousera jamais. La guerre, puis la captivité, les éloigneront. Dans la douleur pour Mitterrand ; en juin 1942, il écrit à sa confidente, Marie-Claire Sarrazin : « Est-ce que j’aime encore cette Béatrice aux colombes inquiétantes ? Sûrement. Mais je l’aime parce que je l’ai aimée et il y a là une nuance. Je ne souffre pas et puis aimer hors d’elle. Mais elle ne me sera jamais étrangère et est pour moi désormais l’une de ces ‘petites déesses allégoriques’ dont parle Proust […]. La belle route des promenades idéales qui m’attire est encore dure à mon pas – l’amour ne me semble parfait ou plutôt complet que sensible. Et pourtant, là aussi l’amertume est proche. »