Paris, Losfeld, Le Terrain vague, (septembre) 1967 et (octobre) 1968.
2 vol. (195 x 245) de 231 p. et [1] f. ; 293 p. et [1] f. Brochés, sous couverture bleue imprimée en rouge et noir, chemise et étui.
Première édition dans le commerce et la première sous nom d’auteur.
Un des 50 premiers exemplaires sur vergé d’Arches (n° 7 et n° 6).
Rare tirage en grand papier d’un des plus célèbres textes de la littérature érotique du XXe siècle, d’abord paru clandestinement en 1959 (sans tirage de tête). Le nom de l’auteur apparaît pour la première fois huit ans plus tard : Emmanuelle Arsan. Un pseudonyme : celui de Louis-Jacques Rollet-Andriane, diplomate français des Nations unies pour l’Otase (Organisation du traité de l’Asie du Sud-Est), après avoir été en poste à Bangkok. L’ouvrage est rédigé sous couvert de sa femme, Marayat Andriane Bibidh, alors âgée de vingt ans et d’origine thaïlandaise, qu’il avait épousée lorsqu’elle avait seize ans.
Le lourd roman – d’un seul tenant, avant qu’il ne soit coupé en deux tomes par son futur éditeur – est reçu par la poste à la fin de l’année 1956, à Paris : un paquet en provenance de Bangkok, soigneusement tapé à la machine sur un luxueux papier de riz, qui arrive sur le bureau d’Eric Losfeld. Féru de surréalisme et d’érotisme, éditeur éclectique de Sade, André Breton, Georges Bataille, Benjamin Péret, Roland Topor, le fondateur des éditions Le Terrain Vague trouve le manuscrit « stupéfiant ». « La première publication d’Emmanuelle s’est faite sous le manteau. Le livre a eu un impact considérable. J’ai eu – ce qui était très rare pour un livre clandestin – énormément d’articles, tous favorables. Les critiques n’ont pas joué le petit jeu du parisianisme, c’est-à-dire ‘être au courant’ ou faire semblant. Tout le monde disait : ‘un livre qui ne porte pas de nom d’éditeur’ – alors que c’était moi qui le leur avais adressé, en leur précisant surtout de ne pas mentionner mon nom, car, à cette date-là, c’était la correctionnelle ‘sans bavures’ » (Eric Losfeld, Endetté comme une mule, ou la passion d’éditer, Paris, Belfond, 1979, p. 162).
Même avec une interdiction de publicité, le succès est phénoménal. « Losfeld eut à la fois la chance et la malchance d’être l’éditeur de Emmanuelle. Chance, car quand un diplomate désira raconter les récits de ses rapports pour le moins libres avec sa femme eurasienne, il eut l’idée charmante de faire attribuer ce récit à son épouse sous le pseudonyme de Emmanuelle Arsan. Cette magnifique histoire d’amour très troublante fut immédiatement interdite, Losfeld une nouvelle fois condamné à de la prison et à une forte amende. Néanmoins ce livre se vendit, sous le manteau, en milliers d’exemplaires, voire dizaine de milliers. Comme sa vente était interdite, elle ne pouvait se faire qu’illégalement et en cash. » (Francis Leroi, 70, années érotiques, La Musardine, 1999).
Le livre sera officiellement publié au Terrain Vague en 1967, avec pour nom d’auteur, cette fois, Emmanuelle Arsan. En quelques semaines, 100 000 exemplaires s’arrachent et Emmanuelle se place au treizième rang des livres les plus vendus en 1968. André Breton consacre au roman la première page de la revue Arts et même Françoise Giroud, directrice de L’Express, s’incline devant le phénomène. « Plus un livre de ce genre est bon, plus il est dangereux ; or je viens de lire un très bon livre d’une personne que je devine être très cultivée », s’amuse la cofondatrice de l’hebdomadaire. Losfeld, de son côté, n’a pu résister au plaisir de lever le voile. Certes de façon subtile et réservée à quelques initiés. Dans le numéro 96 de la revue de cinéma Positif dont il était l’éditeur, il offrait une photo de la jeune femme et ce texte destiné à illustrer son véritable nom, Marayat Andriane : « On l’aime à nu, elle est belle, elle pratique l’art sans voile, en un mot c’est l’anti-vierge. Sa carrière est étrange. Née à Bangkok en 1940, elle est venue très vite s’installer en Europe. Elle épouse à l’âge de seize ans un diplomate français et va vivredans les différents postes où il est nommé. C’est elle qui nous envoûte, plus que Candice Bergen dans La Canonnière du Yang-tsé de Robert Wise où elle fit ses débuts à l’écran. Elle n’en écrivit point, hélas, le scénario et ses jeux y restent somme toute fort innocents. »
Eric Losfeld voit sa publication condamnée. Le 11 janvier 1968, un arrêté du ministère de l’Intérieur tombe : ni publicité, ni exposition dans les librairies. Mais l’interdiction partielle ne fait qu’attiser la curiosité. Son catalogue général de l’hiver 1968 porte une note dans la rubrique « Second rayon » : « Nous rappelons à MM. les libraires que cet ouvrage, par arrêté du ministère de l’intérieur, a fait l’objet des mesures d’interdiction suivantes : proposition et vente à des mineurs de dix-huit ans, exposition, publicité par voie d’affiche ». Losfeld, toujours provocateur, n’en annonçait pas moins, dans un encadré juste au-dessous, la sortie en octobre 1968 du second volume d’Emmanuelle : L’Anti-vierge.
Le même tirage de tête est décidé pour le second volume, et la réunion des deux titres en grands papiers est rare. Cet ensemble manque aux collections érotiques d’Emmanuel Pierrat et Gérard Nordmann et nous n’en connaissons qu’un seul autre exemplaire, en collection privée. La bibliothèque nationale ne la possède pas.
L’ouvrage, mondialement traduit, fut adapté au cinéma en 1974 par Just Jaeckin, et cette version est sans doute plus connue que le livre. Elle présente une version affadie du roman – même si les principaux épisodes du récit s’y trouvent – dénoncée dès sa sortie par Emmanuelle Arsan. Une version édulcorée qui a totalement fait oublier le caractère militant du roman et la portée « révolutionnaire » des théories qui y sont exposées.
Dutel, Bibliographie des ouvrages érotiques publiés clandestinement en français entre 1920 et 1970, n°1470 ; Pia, 415.
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