S.l.n.d. [Paris, 1955].
4 pages et demie en 4 feuillets perforés (210 x 270 mm) sur papier quadrillé, rédigées à l’encre bleue ; 4 pages dactylographiées en 4 feuillets (210 x 270 mm) sur papier pelure ; 3 pages en 1 f. plié (305 x 230 mm) sur papier à musique rédigé au stylo bille noir ; 6 pages en 6 f. (305 x 230 mm) sur papier à musique rédigé au crayon.
” Ah, Gudule, viens m’embrasser, et je te donnerai…”
Exceptionnel ensemble d’une des plus célèbres chansons de Boris Vian, une complainte satirique de la société de consommation : le brouillon princeps, inédit, contient en germe le cœur de la chanson ; les variantes du manuscrit de premier jet ainsi que celles des deux états de corrections sur les dactylogrammes retracent la genèse, l’élaboration et l’aboutissement de cette chanson dont le texte est fixé sur la partition musicale, autographe, d’Alain Goraguer.
L’ensemble est composé ainsi :
« Ah les années 50 ! Le début des Trente Glorieuses. L’époque de la folle croissance et des prémices de la délirante société de consommation. Cela ne pouvait qu’exciter l’imagination de Boris Vian qui écrit cette satire sous-titrée « les arts ménagers ». Dans cette chanson à l’allure de virevoltant tango, le parolier, et ici chanteur, popularise le prénom Gudule (quelle prouesse !) mais surtout décrit un nouveau mode opératoire de séduction. Au lieu de faire craquer la Gudule en question à l’ancienne en utilisant des mots d’amour, il est plus utile, modernité oblige, de se lancer dans une liste de produits qu’on peut lui offrir. Et c’est hétéroclite. « De la tourniquette pour faire la vinaigrette au bel aérateur pour bouffer les odeurs en passant les draps qui chauffent et le pistolet à gaufres. » (Alexis Bartier, Rafale de Vian, in Libération, mars 2020).
Elle est enregistrée le vendredi 22 avril 1955, dans les studios des disques Philips. Elle ne nécessite que deux prises. C’est au début de l’année 1956 que sont mis en vente les deux 45 tours intitulés Chansons impossibles (Boris Vian N° 1) et Chansons possibles (Boris Vian N° 2) : c’est sur ce dernier que figure, en face A, La Complainte du progrès (sous-titrée Les Arts ménagers). L’occasion est trop bonne pour Philips qui, ni une ni deux, envoie Boris Vian Boris assurer lui-même la publicité au Salon des arts ménagers, qui se tient du 23 février au 18 mars 1956 ! La manifestation, rouverte depuis 1948, est alors en plein boom, et investit, près de soixante-dix avant les libraires, les nefs du Grand Palais ! Rien que ça.
Un mois de bal des ménagères – et de leurs maris -, avec un Vian transformé en homme-sandwich, arpentant le Salon avec Gudule en musique de fond ! Il s’y fait photographier, “la tête passée dans l’affiche du salon” (in Anatomie du bison, de nos excellents confrères et spécialistes de Boris Vian, Christelle Gonzalo et François Roulmann, p. 162). Les deux seules marques citées dans les chansons, Frigidaire et Dunlopillo, y ont leurs stands. Nul ne sait si Vian poussera la provocation, et l’humour, jusqu’à fredonner sa chanson sur leurs espaces.
La fréquentation, cette année-là, culminera à son plus haut : 1,5 millions de visiteurs ! A partir de 1961, trop à l’étroit, il devra déménager dans le nouveau bâtiment “futuriste” du CNIT, à la Défense, symbole d’un nouvel art d’habiter. Nul doute que Vian, s’il avait encore été là, aurait été bien inspiré.
Dès son premier jet, Vian couche sur le papier tout l’humour et son second degré, jusque dans l’orthographe choisi : le joli scoutaire-reu (…) et sa cuisini-aire-reu, avec un four en ver-reu, et des jolis couvai-reu,…
Plusieurs variantes permettent d’éclairer la genèse et la fabrication de la chanson, avec les derniers ajustements au texte donnés dans les deux dactylogrammes. Le titre, notamment, aura connu plusieurs essais : Mon ourson, Le Progrès, Amour et frigidaire, puis Complainte du progrès, sur le dernier dactylogramme. Notons que Vian, in extremis, n’a pas conservé la toute dernière strophe :
« Et on vit comme ça
Jusqu’à la dernière fois
Mais on retombera
De Charybde en Scylla
Car elle cassera
Jusque au dernier plat ».
peut-être trop à charge pour Gudule, qui en avait déjà vu de toutes les couleurs un peu plus tôt !
On joint à l’ensemble plusieurs documents : deux tirages photographiques d’époque du Salon des Arts ménagers (une vue d’ensemble du Grand Palais, et une du stand de la marque Frigidaire) ainsi que deux buvards publicitaires des deux marques citées dans la chanson : Dunlopillo et Frigidaire. Le pistolet à gaufres, lui, n’est pas fourni.
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