[12 novembre 1954]
2 pages en 2 feuillets (135 x 210 mm) sur papier à en-tête imprimé de la NRF.
2 pages en 2 feuillets (135 x 210 mm) sur papier à en-tête imprimé de la NRF.
Minute d'une lettre-article envoyée à la rédaction du Monde et son directeur, Hubert Beuve-Méry : Camus s'indigne des exécutions intervenues en Iran à la suite du renversement du gouvernement de Mohammed Mossadeh.
« À lire la lettre que M. l'ambassadeur d'Iran a bien voulu vous faire parvenir, je crains que le gouvernement de ce pays ne se trompe sur l'état réel de l'opinion française en face des récentes exécutions iraniennes. Son représentant parmi nous semble croire en effet que seuls les milieux communistes et apparentés se sont indignés (…) Mais le gouvernement iranien aurait tort de se reposer sur l'idée confortable que seuls les communistes et leurs alliés protestent contre ces exécutions. D'autres français le font aussi. Je ne discuterai nullement avec votre correspondant la légalité de ces condamnations. Je lui accorderai même, s'il y tient, qu'elles sont les plus légales du monde. Car ce qui fait sursauter devant ces exécutions ce n'est pas leur illégalité, que de si loin il est difficile d'apprécier, mais leur masse. Ce n'est pas, en un mot, leur qualité, mais leur quantité. On parle de centaines de condamnations, on vient d'en exécuter vingt-trois, on nous en promet d'autres. Quand même le gouvernement iranien aurait tout le droit écrit pour lui, nous ne pouvons lui reconnaître celui de massacrer à une telle échelle. Quelles que soient les raisons juridiques ou nationales qu'on évoque, on ne nous empêchera pas de penser qu'une telle boucherie, car c'en est une, n'a qu'un rapport lointain avec la justice et la dignité nationale qu'on prétend préserver en cette affaire. En même temps que beaucoup d'écrivains français qui ne sont ni des partisans ni des complices, je supplie donc M. l'ambassadeur d'Iran d'estimer à sa vraie valeur l'émotion soulevée chez nous par ces événements et d'user de toute son influence pour que les exécutions soient enfin arrêtées. »
Cette lettre ouverte paraîtra dans le journal Le Monde du 17 novembre 1954.
L'affaire ici en jeu est digne des grands fils d'espionnage : savoir l'opération « Ajax », lancée par la CIA, qui reste pour de nombreux observateurs un modèle de subversion orchestrée par l'agence de renseignements américaine. En mars 2000, la secrétaire d'Etat américaine Madeleine Albright reconnaissait officiellement « l'implication » des États-Unis dans le coup d'État qui renversa le 19 août 1953 le Premier ministre du shah d'Iran, Mohammad Mossadeg, défenseur de la nationalisation de l'industrie pétrolière, alors sous domination britannique, ainsi que pour la démocratisation du système politique. Malgré le soutien populaire, la CIA et le MI6 apportent leur soutien financier et logistique au général Fazlollah Zahedi, qui porte ensuite Mohammed Réza au pouvoir. Bilan de l'opération - sanglante, car les opposants sont réellement liquidés, et en masse, comme le souligne Camus : les opérations pétrolières retournent à l'alliance de l'Anglo-Iranian Oil Company, qui prend alors le nom de British Petroleum (BP). La compagnie britannique, qui contrôlait la vieille Perse depuis 1914, y prélève 33 millions de tonnes de pétrole chaque année, ne reversant que 10 % de ses bénéfices aux Iraniens. Suite à l'implication américaine, les compagnies états-usiennes, autour de la puissante Standard Oil, profitent également de l'affaire pour faire leur entrée sur le marché iranien.
La répression, dénoncée par Camus, frappe toutes les forces laïques et nationalistes jusqu'en 1955, laissant ensuite un désert politique dans lequel les prêches de Khomeiny s'enracineront. « Mon seul crime, avait déclaré Mossadegh à ses juges, est d'avoir nationalisé l'industrie pétrolière et libéré mon pays de l'étreinte du colonialisme. » Arrêté et condamné à mort en décembre 1953, sa peine est réduite à trois ans de prison ; il sera ensuite détenu en résidence surveillée jusqu'à sa mort, en mars 1967. Son éviction consacrera l'échec de la première tentative d'un pays du tiers monde d'acquérir la maîtrise de ses richesses naturelles, nourrissant de profonds ressentiments chez les Iraniens jusqu'à la révolution islamiste de 1979. « En contrecarrant le nationalisme iranien, écrit Mary Ann Heiss, le conflit pétrolier des années cinquante a semé le germe de la révolution islamique » (Empire and Nationhood: The United States, Great Britain, and Iranian Oil, 1950-1954).
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