Il y a tout juste 80 ans, un petit volume de 159 pages sortait des presses de l’imprimerie Chantenay, sise 45 rue de l’Abbé Grégoire, dans le 6e arrondissement de Paris. 4400 exemplaires seront imprimés avec cet achevé d’imprimer du 21 avril, marque de la première édition d’un texte qui allait devenir l’un des livres les plus lus en France et dans le monde entier : L’Étranger.

Son auteur, Albert Camus, avait déjà publié deux recueils ainsi qu’une pièce de théâtre en Algérie, où il est né et réside encore lorsque le livre, publié aux éditions Gallimard grâce à André Malraux, paraît. L’Étranger est mis en vente à la fin du mois de mai 1942 et Camus, depuis Oran, en a les premiers échos pendant l’été. En juillet, il n’a toujours pas vu son livre et ne pourra par dédicacer d’exemplaires avant le début de l’année 1943 : une cure dans le Vivarais à partir du mois du septembre pour soigner sa tuberculose puis le débarquement allié en Provence l’empêchent de gagner Paris avant janvier 1943.


L'exemplaire du jour : 
Juste avant son départ pour la France, le 12 août, un de ses amis d’Oran, le pharmacien Georges Elgozy (futur économiste, qui se rattaché au cabinet d’André Malraux à partir de 1959) lui rapporte un exemplaire de L’Étranger, qu’il ramène d’un court séjour à Paris effectué à la fin du mois de juillet. Daté d’août 1942, la dédicace de Camus présente dans cet exemplaire n’est ni plus ni moins que la seule connue qui soit datée de cette année là, et vraisemblablement la seule et unique occasion pour Camus de voir de son livre
Paris, Gallimard, (21 avril) 1942
1 vol. (120 x 185 mm) de 159 p. Broché
Édition originale. 
Premier tirage du 21 avril 1942.

Couverture avec la mention de cinquième édition.

Envoi signé : 
" à Georges El Ghozy, en attendant mieux, Albert Camus - août 1942 "  

Si les brouillons et manuscrits de L'Étranger furent le fruit d'une longue gestation, entreprise dès 1938 mais qui ne prendra forme qu'après son départ du journal Alger républicain, en janvier 1940, la publication et la diffusion du roman suivra des longs et sinueux chemins. 
Albert Camus, depuis Alger, a déjà publié trois ouvrages, évidemment passés inaperçus de l'autre côté de la Méditerranée : une pièce de théâtre, collective (Révolte dans les Asturies), L'Envers et l'endroit et Noces, tous publiés par un jeune éditeur et ami de Camus, Edmond Charlot. 
Dès le 1er mai 1940, Albert Camus peut écrire à Francine, sa femme restée à Oran qu'il vient « de terminer [s]on roman [...] mais mon travail n'est pas fini ». Il s'agit du manuscrit préparatoire de L'Étranger. Il ne sera terminé qu'un an plus tard, lorsqu'il peut confier en mars 1941 un manuscrit établi à Jean Grenier, puis un second à Pascal Pia. L'un et l'autre - le 19 avril pour le premier, le 25 pour le second -, le félicitent, « persuadé », pour Pia, « que, tôt ou tard, L'Étranger trouvera sa place, qui est une des premières ». Puis c'est le tour de Roland Malraux, puis d'André Malraux. Etape cruciale. Il en sort "ébranlé". Barré de la mention « Important », le manuscrit atterrira à la NRF, sur le bureau de Jean Paulhan, avant qu'il ne soit confié à Roger Martin du Gard, Francis Ponge et Raymond Gallimard. " Long périple évidemment, qui inquiète Malraux, sans nouvelles. A la fin de novembre 41 cependant, il peut envoyer à l’auteur de L’Etranger (Camus se trouve alors à Oran, dans la famille de sa femme, où il vit de cours particuliers) un billet accompagné de la réponse favorable de Gallimard." (in François Theilou, Malraux et Camus, mai 2018). 

Pia confirme à Camus : « il est clair que vos manuscrits l'ont secoué [...] il propose des corrections de forme », écrit-il à Camus, dès mai 1941. Plusieurs chapitres, notamment ceux de l'aumônier et celui du meurtre de l'arabe, seront repris fin mars, pour une version manuscrite définitive en 85 feuillets à partir de laquelle L'Étranger sera édité. Malraux, à partir de novembre, s'occupe de tout, et même du papier, ressource problématique à cette époque. Il questionne même Camus à ce sujet sur comment se procurer du papier, de l’alfa, et si Camus dispose de pistes en Afrique du Nord, à quel prix, et sous quel conditionnement ? « En bottes ou en machins plus ou moins comprimés ? Quel est le cubage de 500 tonnes ?" (voir la Correspondance Camus-Malraux, op. cit., p.35-41 et 47-48).
Précisons que ce n’est pas le manuscrit détenu par Malraux qui sera édité mais un autre, envoyé d’Oran par Camus avec les corrections que ce dernier lui avait suggérées, car « Le début patouillait un peu » (Lettre du 30 octobre 1941). Dès la réception de la lettre de Malraux, il a en effet réécrit deux chapitres « qui s’en sont bien trouvés », lui dit-il (Lettre du 15 novembre 1941). Malade en début d'année, Camus avertira Gallimard par une lettre du 12 février 1942 qu’il va " plutôt mal" et qu’il faudra confier à Pascal Pia ou à Jean Grenier le soin de rédiger sa brève notice biographique. Il n’aura de même pas la force d’en relire les épreuves. C’est Paulhan qui en corrigera le dernier « jeu » et Pia finalement qui écrira la « notice ».
Les épreuves sont confiées à l'imprimerie Chantenay, sise 45 rue de l'Abbé Grégoire, dans le VIe arrondissement, et l'ouvrage est mis en fabrication à partir du 1er avril, d'après les archives Gallimard. Une vingtaine de jours suffira pour livrer l'ouvrage (achevé d'imprimer le 21), mis en librairie moins d'un mois plus tard, le 19 mai 1942, au prix de 25 francs, au milieu des autres parutions maison. Malgré la guerre, l'activité est intense : 11 nouveautés et 19 réimpressions. Parmi ces dernières, les déjà classiques de la maison : Claudel, Saint-Exupéry, Martin du Gard, Valéry, Gide ou Morand, et trois auteurs étrangers : Nietzsche, Jünger et Dostoïevski.
Le tirage de la rue de l'Abbé Grégoire est précis : 4400 exemplaires.
La première tranche, mise en vente le mois suivant, compte 900 exemplaires, sans mention d'édition. Suivront sept autres tranches de 500 exemplaires chacune, qui comportent des mentions aux couvertures de "deuxième" à "huitième édition". Toutes portent au dos le même prix de vente ("25 francs", mention imprimée en pied au dessus du nom de l'éditeur, Gallimard), et sont identiques quant au texte. Tous ces exemplaires portent également le même achevé d'imprimer, en pied du dernier feuillet de texte : « Chantenay, Imp. Paris, 21-4-42 ». Parmi ces 4400 exemplaires, 400 bénéficient d'un traitement particulier : ils sont réservés au service de presse et comportent la mention "S.P.". portée en gras, en bas à droite de la page de titre, la même mention "S.P." en quatrième de couverture, à l'angle supérieur gauche. Autre différence, le dos ne contient aucune indication de prix. 
Fin mai 1942, L’Etranger est disponible pour les libraires parisiens. La toute première mention du roman n’apparaît qu’à la fin juin, dans un compte rendu qu’Adrienne Monnier consacre dans Le Figaro non pas à Camus, mais à une exposition de peintures d’Henri Michaux ; la première véritable critique, que l'on doit à Marcel Arland, sera publiée le 11 juillet dans la revue Comœdia. Une seconde critique, rédigée par André Rousseaux, paraît le 19 juillet 1942 dans Le Figaro. Plutôt défavorable, Rousseaux y voit même "un plaidoyer détourné de la veulerie (…) Le moins qu’on puisse dire est que cette piètre humanité manque vraiment d’intérêt. Il faut ajouter que l’entreprise de M. Albert Camus manque complètement son but. L’auteur de  « L’Etranger » croit certainement faire œuvre profondément réaliste en nous révélant les réalités qui se cachent au fond d’un être humain. Nous avons dit ce qu’il en est." Les exemplaires se vendent réellement à partir de l'été ; les deuxième, troisième et quatrième tirages sont alors diffusés. Albert Camus, à Alger en mai puis à Oran à partir de la mi-juin, n'en dédicace aucun : il ne peut le faire, car un premier envoi d'une quinzaine d'exemplaires d'auteur n'atteindra jamais l'Algérie. Plusieurs fois, il réclame ces exemplaires à Gaston Gallimard. En septembre 1942, alors qu'il a quitté Oran le 12 août pour le Panelier, il se plaint toujours de n'avoir eu entre les mains qu'un seul exemplaire de son roman. Il ne rentrera à Paris qu'en 1943, où il peut enfin commencer à offrir quelques exemplaires : ceux d'André Malraux, de Ponge, de René Leynaud, de Gaston Gallimard et à ses amis d'Oran, dont les Choukroun ou les Bénichou.  
Tous ces envois sont datés de ce premier trimestre 1943, entre février et juillet, et tous sur des exemplaires avec mention. À ce jour, nous n'avons croisés que six exemplaires du "21 avril" qui soient dédicacés - avec certitude car datés - de 1943. Une poignée d'autres sont sans date et peuvent avoir été faits encore cette année là, ou plus tardivement. On connaît également deux exemplaires du S.P. sur lesquels Camus a porté une mention autographe - sans que l'exemplaire soit dédicacé, ni daté ; ces mentions ont été ajoutées sans doute très postérieurement, et sont toutes les deux une variante sur le même thème : 
"si vous ne voulez pas être condamné à mort, pleurez à l'enterrement de votre mère, c'est plus sûr " (collection Pierre Leroy, exposition De Tipasa à Lourmarin, n° 41, relié par Martin) et  "la société a besoin d'hommes qui pleurent à l'enterrement de leur mère " (collection Moureau de Bellefroid, I, n° 92, relié par Tchékéroul).
Jusqu'à aujourd'hui, aucun exemplaire avec une dédicace de l'année parution - 1942 - n'était connu. Les circonstances de l'exemplaire apparu sont exceptionnelles : Georges Elgozy est un économiste français, né en avril 1909 à Oran. Après une thèse en pharmacie, il dispense des cours à l'Université et au lycée d'Oran. Il fait partie du groupe que fréquente Camus, grâce à Francine, épousée en 1940. Débarqué à Oran en janvier 1941, Camus, par l'entremise d'André Bénichou, dispense des cours aux "Etudes françaises", un cours privé de la rue Paixhans. Les Choukroun, les Bénichou, les Elgozy se retrouvent régulièrement au Belvédère, un café sur le flanc du Murdjadjo. C'est aussi le début de la rédaction de La Peste, dont Bénichou sera la premier lecteur. Se peut-il qu'à ce sujet, Camus ait questionné Georges Elgozy ? Toujours est-il que, en juillet 1942, le pharmacien Elgozy se rend à Paris, dont il rapporte un exemplaire du livre de son camarade. Rentré à Oran début août peut alors lui dédicacer cet exemplaire, le seul, peut-être, que Camus n'ait jamais alors jamais vu.  "En attendant mieux". Mieux ? La suite des événements ? La suite, celle d'un autre roman, qui pourrait être La Peste ? Quelques jours plus tard, afin de soulager une tuberculose de plus en plus douloureuse, la belle-famille Faure organise un séjour de cure en moyenne montagne en France. Départ, le 12 août ; débarquant à Marseille le 13, Albert Camus va s’installer dans le Vivarais (nord du Massif central) au hameau du Panelier à mille mètres d’altitude, près de Chambon-sur-Lignon. On connaît (à peu près) la suite, et le fait qu'il faudra attendre janvier 1943 pour qu'enfin Camus puisse gagner Paris.
Entretemps, il aura suivi la trajectoire de son livre : « La critique : médiocre en zone libre, excellente à Paris. Finalement tout repose sur des malentendus. Le mieux c'est de fermer ses oreilles et de travailler » (in Lettre à Fréminville du 6 septembre 1942, citée par Todd). En février 1943, Jean Grenier, premier lecteur, saluera quant à lui "un livre significatif" : une belle critique qui paraîtra aux côtés d'un essai d'une vingtaine de pages de Jean-Paul Sartre, où le philosophe existentialiste, frappé par « cet ouvrage sec et net […] proche d’un conte de Voltaire » salue « une œuvre classique […] à propos de l’absurde et contre l’absurde ». Ce texte connaîtra une édition séparée, deux ans plus tard, par Jean-Jacques Pauvert, qui signera ainsi sa toute première publication : Explication de l'Étranger
A la fin de l'année 1942, les 4400 exemplaires sont presque tous vendus et Gallimard va procéder à deux nouvelles éditions, avec les mêmes plaques et donc un texte rigoureusement identique : le premier en novembre (pour deux séries, 9e et 10e éditions) puis décembre 1942 (quatre séries, de 11e à 14e éditions). A partir de 1943, les retirages seront encore plus nombreux (mars, juin, août…), pour des mentions de 15e à 32e éditions). Ceux-là seront dédicacés en plus grand nombre par Camus, plus souvent à Paris et ayant enfin des exemplaires "disponibles" - sans qu'ils se rencontrent fréquemment pour autant. Disons que toute dédicace avant la Libération reste très rare sur L'Etranger, a fortiori évidemment sur un exemplaire du tirage princeps de 1942. 
Au sortir de la guerre, Georges Elgozy occupera des fonctions d'abord au ministère de la Santé, avant de rejoindre le cabinet d'André Malraux en 1959. Il est celui qui aurait dû s'occuper de la nomination prévue de Camus à la direction de L'Athénée, un rêve pour Camus, en passe de se concrétiser : « Fin 1959, un contrat de trois ans avec la société d’exploitation du théâtre de l’Athénée, prenant effet au 1° septembre 1960, est envisagé. Début janvier 1960, Malraux s’apprêtait à débloquer, via son collaborateur Georges Elgozy, un crédit de cent millions de francs. Ses services rédigeaient la lettre de nomination de Camus lorsqu’ils apprirent sa mort » (Camus-Malraux, Correspondance, annexe "Un théâtre pour Camus"). En 1968, il devient inspecteur général de l'économie nationale et président du Comité européen de coopération économique et culturelle.  Il publia tout au long de sa carrière des ouvrages mêlant traits d'esprit et observations de son époque, en plus d'ouvrages plus économiques. 
Ce précieux exemplaire est resté pendant près de 80 ans à l'abri des regards, dans sa condition brochée, telle que Georges Elgozy l'avait rapporté à Albert Camus de Paris à Oran. Déniché par notre confrère Éric Fosse, nous avons œuvré à le faire entrer dans une grande collection française qui a accepté de partager son existence avec vous tous, participant ainsi à l'avancée des recherches et à la complétude des ressources concernant la publication d'un des romans les plus célèbres de la littérature. Qu'il en soit l'un et l'autre remerciés et félicités. 

© Librairie Walden, 2022 - D.R. 
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